La page buissonnière

POÉSIE POUR UN SON PERDU

 

Il fut une époque où nos aînés pianistes avaient l’habitude, lors d’un concert et en guise de préambule, de « titiller » le piano, c’est-à-dire de « jeter » quelques arpèges, quelques accords, une esquisse dans la tonalité à venir – comme une manière de conjurer le sort en amont, de rompre la glace… Et cette esquisse amoureuse s’évanouissait soudain pour laisser place au programme attendu. Cette tradition s’est totalement perdue, laissant place aujourd’hui à un état « clinique » du piano en concert, sans aucun contact après que « l’installation » a eu lieu.
Qu’apportait cette pratique à l’époque? Au-delà d’une vérification succincte du lieu sur lequel on pose les pattes, qu’est-ce d’autre qu’un besoin de préhension, de lien, qui n’existe pas tant qu’on n’a pas commencé à jouer… Hormis claviers et percussions, aux contacts éloignés, tout instrumentiste a le temps de fusionner avec son instrument avant de jouer. N’est-il pas étonnant de parler d’un art du toucher lorsqu’aucun contact physique préalable n’est requis, a fortiori sur un instrument que l’on rencontre quelques heures plus tôt dans le meilleur des cas ? Comment « embrasser » quelqu’un que l’on ne connaît pas ?
À cela, et comme corollaire, s’ajoute l’impossibilité de modeler le son dans le déroulement du temps après « l’attaque ». Particularité épuisante et fascinante puisqu’elle implique une manière de penser le son avant qu’il soit créé.
Et pourtant, finalement, de cette impossibilité « amoureuse » du son malléable, naît une poésie sans limite. Car c’est dans la perte irrémédiable et sans cesse renouvelée du son au piano, que se creuse l’envie, le désir d’un mouvement de l’Être.
Laurianne Corneille
Laurianne Corneille

Laurianne Corneille est pianiste. Elle débute ses études musicales au conservatoire de Tours puis se perfectionne au conservatoire de Boulogne-Billancourt dans les classes de Marie-Paule Siruguet et Danièle Bellik-Zbar. En 2003, elle entre au Conservatoire Royal de Bruxelles dans la classe d’Evgeny Moguilevsky, le dernier élève de Neuhaus. L’école russe du piano est une révélation et cet héritage reçu la forge artistiquement. Elle se passionne également pour le pianoforte sous l’égide de Claire Chevallier et joue sur instruments historiques. Diplômée d’un Master d’interprétation en 2008 et de l’Agrégation d’enseignement l’année suivante, elle se produit en concert dans divers festivals autant en solo qu’en musique de chambre, et son éclectisme la porte aussi bien vers les projets concernant les instruments historiques (les poèmes symphoniques de Liszt -coordonné par Cyril Huvé- sur piano-double Pleyel de 1898 avec Tristan Pfaff et Daria Fadeeva, dans le cadre de Génération Spedidam) que vers la création vivante (avec des compositeurs tels que Philippe Boesmans, Jean-Luc Fafchamps, Claude Ledoux, Benoît Mernier ) ou le jazz (concerts au Music Village de Bruxelles). De retour en France après les années belges, professeur d’enseignement artistique diplômée, elle a travaillé pendant 5 ans au CRR de Boulogne-Billancourt avant d’être nommée au Conservatoire de Vanves. Très active pédagogiquement, elle est également professeur de piano à l’Académie Philippe Jaroussky implantée sur la Seine Musicale depuis 2017. Elle fait partie des professeurs qui ont été suivis pendant une année avec les Apprentis pour la réalisation d’un documentaire , « Joue » de Patrice Masini. Elle réalise également des enregistrements dans différents cadres : pour NomadMusic (application NomadPlay) ou chez Actes Sud pour la parution de l’ouvrage « Anagrammes à quatre mains » de Jacques Perry-Salkow et Karol Beffa.

crédit photo: Marine Pierrot Detry

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