Au fil des sillons

ALEXANDRE KANTOROW, BRAHMS BARTÓK LISZT

Avec son nouveau CD, Alexandre Kantorow ne nous facilite pas la tâche: tous les superlatifs que compte la langue française semblent désormais usés jusqu’à la corde! Son premier disque, celui des concertos de Liszt, avait révélé au grand jour une étoile naissante du piano, le deuxième, « À la russe » avait suscité l’admiration unanime, le troisième (album), ses concertos 3, 4 et 5 de Saint-Saëns, lui avait valu deux Victoires de la Musique Classique. Ce quatrième, consacré à Brahms, Bartók et Liszt se tient sur les mêmes sommets…

Une prodigieuse épopée magyare

C’est en Europe centrale qu’il nous transporte, celle du rhapsode et de sa musique incarnant la liberté, maître-mot de ce programme qui ose sa jeunesse, son ardeur, ses rêveries intimes, sa folle frénésie. Un programme cousu pour cet artiste de vingt-trois ans qui sait choisir pour lui! Encadrées par la Rhapsodie n°1 en si mineur opus 79 n°1 de Brahms et la Rhapsodie Hongroise n°11 de Liszt, la Sonate n°2 en fa dièse mineur opus 2 de Brahms, et la Rhapsodie opus 1 de Bartók en forment le corps, comme deux « fausses » jumelles: premières œuvres abouties des deux compositeurs (cette Sonate de Brahms est la première composée quoiqu’elle porte le n°2), elles exhalent, à des degrés différents, un sentiment romantique au parfum hongrois, dans une stylisation « à la Liszt », tout en affirmant par leurs écritures respectives, l’identité de chacun de leurs auteurs, à des moments charnières de leurs vies. 

La Rhapsodie n°1 de Brahms porte dans ses épisodes contrastés un condensé de ce qui va suivre: l’exaltation et l’impétuosité d’abord, celles qui soulèvent ou précipitent, ouvrant de vastes espaces ou se fracassant dans des basses d’airain, ébranlant d’un coup le paysage harmonique auparavant déployé. Puis le ton s’apaise dans le dessin d’une mélodie chantée avec délicatesse, sans lyrisme excessif, mais empreinte d’une belle lumière intérieure. Entre ses emportements et ses brumes doucement irisées, le Brahms d’Alexandre Kantorow respire admirablement. L’interprète en possède un sens abouti de la construction dans sa temporalité particulière.

Cela se confirme à l’écoute de la Sonate n°2 opus 2 de Brahms. L’Allegro non troppo ma energico, fait irruption avec une salve d’octaves doublées, d’une énergie saisissante, prémonitoire d’un souffle qui va traverser son interprétation visionnaire, à la lisière parfois d’une folie démoniaque aux échos lisztiens (l’on pense à Après une Lecture de Dante). Le pianiste fort de sa géniale intuition habille son propos narratif d’une fantasmagorie à la force expressive impressionnante. L’accord fortissimo de septième diminuée empoigné aux deux mains, qui réintroduit le thème initial « furioso » nous fige d’effroi. Le mouvement s’achève dans le crépitement d’accords sortis d’une forge. L’Andante con espressione contraste par la nudité de son thème mélodique, au timbre profond et rond, ses silences énigmatiques. Le pianiste fait ici dialoguer les registres dans une subtile gradation de brillances. Le Scherzo oppose son motif serré et vif à la magnificence de son trio, dont l’ample rythme de sicilienne se pare progressivement, jusqu’au passage « grandioso », d’une lumière orchestrale. Enfin quelle aisance, quelle clarté, et quelle liberté dans le Finale: du caractère improvisé de l’introduction, non dépourvue d’audaces opportunes, à l’électrisante danse magyare, on est fasciné par l’esprit de légèreté qui soulève ce mouvement. Loin de verser dans la lourdeur germanique, Alexandre Kantorow allie dans cette sonate densité sonore et netteté polyphonique, inspiration et variété dynamique, panache et profondeur. Une version exceptionnelle, qui nous frappe par sa maturité et sa fraîcheur, preuve que les deux ne sont pas incompatibles.  

La Rhapsodie opus 1 de Béla Bartók procède également de l’héritage lisztien, dans l’évocation de la musique hongroise (plus tard, en ethnomusicologue, Bartók ira vers une expression plus authentique de la musique de son pays). Changement d’éclairage dès le début de sa première partie, la lumière semblant venir de quelque mystérieuse obscurité. Alexandre Kantorow peint ici un univers modal à l’atmosphère particulière, où l’élément fantastique apparaît dans les couleurs qu’il donne aux accords. Le caractère improvisé et les sonorités de cymbalum de ce mouvement lent font place à une csárdás étourdissante et allurée, sur le « fil du rasoir », qui n’est pas sans porter quelques accents démoniaques, à l’instar de la Sonate. 

Après cette fougueuse épopée, le calme tout apparent de la Rhapsodie hongroise n°11 de Liszt, et ses délicats trémolos « quasi zimbalo », prolongés de longs silences, où semblent se préparer les danses qui vont suivre, la verbunkos (danse traditionnelle de recrutement militaire) et la csárdás. On est définitivement conquis par l’interprétation toute en finesse d’Alexandre Kantorow, dont l’imagination fait encore merveille ici, nous faisant palper cette âme tzigane jusque dans la joie frénétique qui met son point final à ce programme en toutes parts enthousiasmant. Un CD magnifique absolument incontournable!

Jany Campello

 

À écouter:

Brahms Bartók LisztRhapsodie n°1 opus 79 n°1 et Sonate n°2 opus 2 de Brahms, Rhapsodie opus 1 de Bartók, Rhapsodie Hongroise n°11 de Liszt, Alexandre Kantorow, piano, label Bis Records, 2020.

 

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *