Réunis pour la première fois en duo, la jeune violoncelliste Anastasia Kobekina et le pianiste Vardan Mamikonian se sont produits le 3 août à l’amphithéâtre de verdure d’Erbalunga en Haute Corse, invités par les Nuits du piano. Dans une entente artistique qui pourrait laisser penser qu’ils se connaissent depuis longtemps, ils ont enchanté le public à la nuit tombée…
Erbalunga occupe, au nord de Bastia, sur le Cap Corse, entre la mer Méditerranée et les montagnes, une bande étroite où se serrent ses maisons. Il y a une certaine rudesse dans ce paysage qui unit une côte jonchée de rochers affleurant l’eau et un relief au caractère sauvage. Ici le soleil intense et la chaleur moite de la journée écrase toute velléité d’effort et invite à l’indolence. Il faut attendre la nuit tombée pour trouver la fraîcheur d’une brise. C’est pourquoi les concerts des Nuits d’Erbalunga commencent à 21h15, l’heure précise où le ciel s’étoile.
Anastasia Kobekina et Vardan Mamikonian heureux complices dans Schubert et Franck
A deux pas du bord de mer, les gradins de l’amphithéâtre entourent une scène éclairée où trône le grand piano Steinway devant un rideau d’oliviers. Anastasia Kobekina arrive d’un pas aérien, dans une belle tenue blanche, tel un papillon de jour. Elle est suivie de près par Vardan Mamikonian, qui a opté pour un gris argent élégant. Leur programme rassemble deux monuments du répertoire, qui n’ont pas été originellement écrits pour le violoncelle. La Sonate pour « Arpeggione » en la mineur D. 821 de Franz Schubert fut composée pour cet instrument à six cordes inventé par le luthier Stauffer auquel elle est dédiée. Avec le temps, l’Arpeggione a été rapidement laissé de côté au profit du violoncelle qui est devenu l’instrument attitré de cette œuvre. Anastasia Kobekina la connait comme sa poche et la joue sans partition. Dès le premier mouvement Allegro moderato elle capture, par sa personnalité, notre oreille en même temps que notre attention pour ne plus les lâcher. Nous nous laissons porter par le cheminement continu de son souffle lyrique : il s’y passe constamment quelque chose qui émeut, étonne, séduit…La rythmique est très libre, d’une rigueur relative, mais la conduite du chant au fil des thèmes possède un charme si irrésistible que le pianiste lui-même s’y laisse prendre de bonne grâce, veillant malgré tout à tenir l’ensemble. Semblerait-elle mener la danse, la violoncelliste n’en est pas moins attentive à la partie de piano et aux propositions subtiles de son partenaire musicien. L’adagio est un instant suspendu où le ruban mélodique du violoncelle se déploie entre la tendre rondeur de ses graves et les aigus flûtés les plus purs, suivant un legato sublime. La musicienne atteint des prodiges de douceur par d’incroyables pianissimi dans le fil du chant soutenu, sans jamais amoindrir la richesse des timbres. L’allegretto pris assez rapide est pétillant de vie et de légèreté. Quelle intelligence dans le phrasé, l’articulation, l’accentuation ! Sous son archet constamment inspiré, les ressources du chant paraissent inépuisables. Vardan Mamikonian ne reste pas en arrière, et propose un savoureux solo tout en sensibilité sous les pizz du violoncelle.
La suite du programme est un intermède où chacun des deux musiciens vient nous livrer une confession intime. La première, Anastasia Kobekina, joue deux œuvres pour violoncelle seul de son père compositeur, Vladimir Kobekin, qu’elle nous présente dans un français coloré d’un accent délicieux. Son cher papa les a composées pour elle, qui les a jouées en première mondiale à cinq ans ! La première, « Summer evening with a cuckoo » ( soirée d’été avec un coucou), est une pièce charmante qui respire le bonheur, un joli paysage sonore aux couleurs modales et au rythme dansant dans lequel le coucou se fait entendre plus d’une vingtaine de fois ! La seconde, « Narrenschiff », est une amusante pièce figurative qui évoque un bateau ivre, écrite sur un thème moyenâgeux. Le violoncelle, à coups répétés de doubles notes et de glissandi, imite ce bateau qui tangue sur la mer, tandis que le rythme se transforme en danse frénétique qui se termine par un accord strident. Deux histoires bien attendrissantes !
Vardan Mamikonian a choisi pour sa part des œuvres de son compatriote arménien Arno Babadjanian (1921-1983), pour évoquer son lien avec ses racines. Élégie est une pièce mélodique au lyrisme prononcé qu’il interprète avec noble sentiment dans une belle projection du son. Poème est à l’opposé une pièce d’atmosphère atonale et même sérielle, à l’écriture fouillée (à laquelle Boulez porta une attention), qui met en valeur la virtuosité de son interprète. Le pianiste y excelle dans sa volubilité perlée, la main gauche particulièrement mobile.
Les deux partenaires se retrouvent enfin pour interpréter la célèbre Sonate en la majeur FWV 8 de César Franck (dont on fêtera le bicentenaire de la mort l’année prochaine). Initialement écrite pour violon et piano et dédiée à Eugène Ysaye, cette sonate eut un tel succès qu’elle fut rapidement empruntée par d’autres instruments, en particulier le violoncelle. Le violoncelliste Jules Delsart se l’appropria dans un arrangement de son cru très fidèle à l’original, gardant sa tonalité, sa tessiture, hormis lorsque la transposition à l’octave inférieure s’avérait inévitable. Ici les deux instruments sont à égalité, et il est indispensable que le jeu soit équilibré, chacun prenant sa part au dialogue qui s’engage. Le premier mouvement Allegretto moderato commence dans la sobre intimité des douces harmonies du piano, le chant du violoncelle se prélassant indolent, les deux instruments respirant ensemble. Il y a en ce début quelque chose de très voluptueux dans le rythme balancé du chant, sur les paisibles octaves des graves posées sans lourdeur, délicatement nimbées de pédale. La beauté ineffable de l’œuvre réside toute entière dans cette première page, qui donne le ton, installe une atmosphère, loin des excès romantiques, quoique très lyrique. La musique s’y épanouit en apesanteur, dans le jeu généreux, les sonorités pleines, le legato ample du violoncelle qui inspire aussi celui du piano, ou peut-être vice-versa, tant les deux interprètes semblent liés par leurs sensations. Le deuxième mouvement Allegro, redoutable pour le pianiste, alterne agitation tumultueuse et accalmies des poco più lento. Vardan Mamikonian impressionne par son jeu engagé et virtuose, insufflant de belles dynamiques portant le chant animé du violoncelle. Rien de brouillon dans l’interprétation qui ne dérape jamais, mais où les deux partenaires sont tout aussi présents l’un que l’autre, le piano apportant un soutien ferme. Le Recitativo-Fantasia ouvre une parenthèse poétique où le timbre velouté et chaleureux du violoncelle apporte une profondeur, une rondeur qui atténue les contrastes violonistiques entre passages contemplatifs et tension du discours. D’une belle fraîcheur, les échanges en canon de l’Allegretto poco mosso se déploient dans un cantabile souple et lumineux. Les deux voix s’y enlacent harmonieusement rivalisant de tendre et heureuse expression, entre mineur et majeur, jusqu’à l’éclatante coda.
Le public conquis par la prestation des musiciens mais aussi par le radieux et craquant sourire d’Anastasia Kobekina, est gratifié d’un bis ultra-célèbre et son fondant legato, dont il est impossible de se lasser : Le Cygne, de Camille Saint-Saëns, qui ravit tout le monde !
Jany campello
photos Jany Campello