Au fil des sillons

BEETHOVEN, BERG, BOULEZ par BOFFARD

Au-delà de l’initiale commune, il faut voir ici, dans la réunion de ces trois compositeurs, bien plus qu’une question d’affinités. Ce disque rassemble trois sonates, contemporaines de grands bouleversements historiques en Europe, trois photographies musicales reflets de leurs époques, comme prises sur le vif, sur un axe Vienne-Paris. Un choix magistralement mis en lumière par le pianiste Florent Boffard. 

 

La sonate érigée par Florent Boffard en triptyque inspiré

1807, 1910, 1957. Cent cinquante ans séparent la publication de la Sonate pour piano n°23 opus 57 « Appassionata » de Ludwig van Beethoven, de la date de création de la Sonate pour piano n°3 de Pierre Boulez. Inaugurant elle aussi un nouveau siècle, la Sonate pour piano opus 1 d’Alban Berg arrive cent ans après celle de Beethoven. Leur point commun? Celui de se trouver à la croisée des mondes. Nées de la confrontation au passé, de l’antagonisme ou de la rupture, celles-ci n’interrogent pas tant les formes classiques que le langage, et s’inscrivent artistiquement dans les turbulences et les mutations de leur temps. Florent Boffard sait capturer les particularités stylistiques et expressives de chacune d’elles tout en mettant en relief certaines parentés. Il en est ainsi de l’ « Appassionata » de Beethoven, dont le cadre et les contours sont d’une netteté que rien n’ébranle, des déferlements tempétueux, martèlements rageurs, ou accès de lyrisme passionné. Les doigts acérés du pianiste tantôt propulsent des éclairs cinglants, tantôt chantent avec ferveur, dans l’allegro assai. Après son andante con moto qui avance et s’anime telle une procession, le dernier mouvement fait l’effet d’une explosion sonore puis d’un emportement où rage et détermination font loi. Le pianiste laisse libre cours à l’expression extrême dans une maîtrise permanente de la rythmicité et des dynamiques, sans jamais se laisser dépasser par le courant sonore, l’architecture demeurant d’une solidité à toute épreuve. Que de contrastes, notamment dans le spectaculaire presto final dont les « blocs » d’accords alternant avec ses traits staccato semblent d’une certaine façon préfigurer les blocs et les points bouléziens…

La passion anime autrement Berg dans son tout premier opus, son unique sonate pour piano. L’élève de Schönberg, à l’orée du courant dodécaphonique, s’engage d’abord dans une esthétique personnelle issue du chromatisme post-wagnérien qu’il pousse à ses limites dans la trame polyphonique serrée de sa sonate. Florent Boffard ne verse pas dans la tendance expressionniste que certains interprètes ont cru bon donner à cette œuvre écrite par le plus lyrique des protagonistes de la seconde triade viennoise, et c’est tant mieux! L’expressivité de ses inflexions, ses suites d’élans exaltés, sa sensualité et la tendresse, l’impalpable et rêveuse douceur qui précèdent l’animato et son grand crescendo jusqu’au climax ffff, l’apaisement qui s’en suit, s’enchaînent dans une continuité musicale parfaite, et dans cet esprit post-romantique dont Berg ne s’est jamais complètement départi, nonobstant la nouveauté structurelle dont la pièce possède les ferments. Dans ses états extrêmes, le musicien y cultive la beauté du legato et de ses courbes, celle de ses harmonies troublantes, celle du son dans sa profondeur, son velouté, ses rondeurs. C’est sans doute la plus belle version, et la plus émouvante, parmi les plus récentes entendues au disque, dont celle, remarquable, de Cathy Krier. 

Un coup de dés de Mallarmé est la source d’inspiration de la Sonate n°3 de Pierre Boulez, œuvre « ouverte », et restée, comme l’ouvrage littéraire, dans un état d’inachèvement. Les cinq mouvements (formants) prévus à l’origine se limitèrent longtemps aux deux parties centrales que sont le Formant 2:  Trope, et le Formant 3 : Constellation-Miroir (on se réfèrera à l’enregistrement de Claude Hellfer chez Naïve en 1986). Des fragments laissés dans les cartons et retravaillés sur le tard par le compositeur ont donné le Formant 1, réunissant Antiphonie I et Antiphonie II . Ils sont réintégrés pour la première fois dans ce disque par Florent Boffard, qui nous livre une version posthume de cette sonate enfin rassemblée. « Jeu sur le langage musical » (Boulez) alliant contrainte et liberté, l’œuvre laisse à l’interprète le choix du parcours par permutations à l’intérieur de Constellation-Miroir, et par omission de textes dans Trope. Discours en apparence décousu alternant blocs et points, Constellation-Miroir est ici une féérie de timbres, de sonorités projetées avec ou sans résonance. Le jeu de Florent Boffard dépourvu de toute aridité laisse entendre une variété fascinante de couleurs, de profondeurs, d’attaques, et autant de façons subtiles de finir le son, de quitter la touche. L’aspect fragmenté de l’écriture disparaît dans une illusion de continuité que le musicien parvient à créer, nimbant cette musique d’une atmosphère parfois mystérieuse. Offrant une perception théâtrale, les oppositions entre les résonances et les spectaculaires impulsions dynamiques nécessitent de mobiliser une énergie instantanée et considérable, dont le pianiste n’est pas à court. Antiphonie met en scène le trille comme frémissement, prolongement infini du son autre que la résonance harmonique vouée à l’extinction. Cette présence vibratoire particulière crée une nouvelle continuité, et nous sort de la radicalité parfois acétique inhérente aux autres mouvements : on apprécie cette fine luxuriance sonore en suspension, qui sous les doigts du pianiste, semble abolir toute notion de gravité.

Un très beau disque, au programme d’une grande pertinence, par un musicien qui connaît son sujet et qui sait l’habiter. 

Jany Campello

à écouter: 

Beethoven, Berg, Boulez, Sonate « Appassionata » n°23 op.57, Sonate op.1, Sonate n°3, Florent Boffard, piano, 1 CD Mirare, 2020. 

crédit photo©Jean-Baptiste Millot.

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