Ulysse se fit attacher au mât de son navire, car il voulait entendre le chant des sirènes sans périr noyé. Les marins s’étaient bouché les oreilles avec de la cire…Nous connaissons tous cet épisode de l’Odyssée. Se souvient-on qu’Orphée lui-même, le Musicien, ne voulut rien entendre, mais que Boutès, fils de Téléon, qui fut de l’expédition des Argonautes, se jeta à l’eau? Le romancier passionné de musique, Pascal Quignard, auteur de Boutès (éditions Galilée, Paris, 2008) et la pianiste Aline Piboule nous ont offert à la BnF, un récit-récital sur les traces de ce personnage de la mythologie grecque: plus qu’une invitation au voyage, un parcours initiatique…
La vie et l’écriture de Pascal Quignard (auteur du récit Tous les matins du monde, mais est-il besoin de le rappeler?) ne sauraient se passer de la musique. Les mots pour lui semblent dépendre d’elle, tendre vers elle. C’est que le poète, l’écrivain, est aussi organiste, violoniste, violoncelliste. Aline Piboule, pianiste, nourrit sa musique de sa sensibilité aux autres arts: la poésie, la littérature, la peinture…elle vit avec. La rencontre entre la musicienne et l’auteur ne pouvait que se produire, et jamais sons et parole ne furent plus intimement liés que ce samedi 3 octobre à l’auditorium de la Bibliothèque nationale de France, où ils ont donné ce «récit-récital »: Boutès, ou le désir de se jeter à l’eau. Du poème et roman qu’il a publié en 2008, Pascal Quignard a donné carte blanche à la musicienne pour en choisir des extraits, recomposer un récit en les attachant à des œuvres musicales, remettant quant à lui l’ouvrage sur le métier, ciselant les mots, ajustant leur chant sans fin.
«Rares, très rares sont les humains qui se jettent à l’eau pour rejoindre la voix de l’eau…le chant pas encore articulé qui vient de la pénombre.
Quelques musiciens.»*
Comment Boutès et la musique nous encouragent-ils à abandonner nos peurs, à laisser mourir une part de nous-mêmes en embrassant l’inconnu, à céder à l’appel de cette « île » au milieu de l’océan qu’est la musique, « île dont toute approche est impossible sauf à périr noyé »? Le chemin initiatique commence avec le si bémol des Oiseaux tristes de Ravel. Ce si bémol répété en longs ïambes fendant doucement le silence: « ils rament » énonce Pascal Quignard. Aline Piboule déploie alors la pièce de Ravel tel un océan étal, dans un balancement mystérieusement calme d’où se détachent les figures sonores éparses, vives, ou doucement tristes, résonnant comme de lointains appels… La voix du poète récitant s’y insinue: « Il va aborder l’île qui chante; c’est l’instant de mourir ». Soudain la peur, l’effroi, un orage, des éclairs: le Prélude n°16 en si bémol mineur de Chopin (24 Préludes opus 28), joué sans filet et d’un seul jet par la pianiste qui, dans la tenue sans faille de sa course effrénée, nous met au bord de l’abîme. « Là où la pensée a peur, la musique pense » – Pascal Quignard écoute le piano, tendant une oreille affectueuse aux moindres inflexions de la musicienne. La Sonate en la majeur D 959 de Schubert chante à présent la tristesse insondable de son andantino dans une lisse lenteur. Puis c’est la submersion. Grondements, déferlantes, silences abrupts, interrogations, jusqu’au chant essentiel, dépouillement ultime. « Pourquoi la musique est-elle capable d’aller au fond de la douleur? »…Nous n’avons pas encore touché le fond: Le Nocturne n°11 opus 104 de Fauré est là pour ça, et nous plonge dans sa pénombre, dans les profondeurs de sa douleur, poignant de dignité. Les mots de l’auteur de Boutès interrogent: comment peut-on être si ce n’est dans l’imprudence? Comment aller à la musique originelle si ce n’est par le désir de se jeter à l’eau? L’étude-statue n°4 « L’argonaute » de Benoît Menut et ses « Chapitres de Boutès » nous ramènent à la mer, à la « voix de l’eau », mêlant leurs harmonies au chant de La Colombe de Messiaen (premier Prélude), céleste et pure éclaircie. Mais l’appel de La Mer est irrépressible, irrésistible, celle de Debussy ici, dans une transcription pour piano de Yann Ollivo. La musique où s’intercale la voix du poète, la voix de Boutès imaginée, rapportée par lui et Appolonios de Rhodes, ces trois poèmes symphoniques qu’André Caplet avait transcrits pour deux pianos, prennent ici une densité particulière, l’écriture concentrée pour un seul instrument. Aline Piboule parvient à rendre cette Mer envoûtante, bravant sans mal les difficultés techniques considérables de ces pages touffues, dans la puissance de l’évocation poétique qui fait dire à Pascal Quignard: « Le vrai amour est océanique ». Jeux de Vagues et les deux derniers dessins de Léonard de Vinci se font échos, tandis que le Dialogue du vent et de la mer, dans le vertige de ses vagues, nous renvoie à « la vie plus ancienne que le premier jour… ». Trouvera-t-on enfin cette « île minuscule qui erre sur la mer »? Les Oiseaux tristes revenus nous bercer semblent nous le dire…
Aline Piboule nous avait déjà maintes fois éblouis par la pertinence et l’originalité de ses programmes, pensés avec intelligence et sensibilité, mêlant la musique de compositeurs contemporains aux œuvres du passé. Ce duo qu’elle forme avec Pascal Quignard, dans la conception comme dans la réalisation, est d’une émouvante harmonie, et nous en donne une démonstration magistrale. Les mots et la musique, ainsi cousus ensemble avec la participation du compositeur Benoît Menut, nous auront ébranlés par la force de leur lien, la profondeur de leur propos. Souhaitons que ce récit-récital donné auparavant cet été au Château de Michel de Montaigne en Dordogne, poursuive sa vie sur d’autres scènes. Et ne manquons pas l’exposition « Pascal Quignard, fragments d’une écriture », qui célèbre le don de manuscrits, peintures et autres documents consenti par leur auteur à la BnF. À la Galerie des donateurs, jusqu’au 29 novembre 2020.
Jany Campello
*Pascal Quignard, Boutès, éditions Galilée, Paris, 2008
pour voir l’exposition: https://www.bnf.fr/fr/agenda/pascal-quignard-fragments-dune-ecriture
crédit photos: Marie-Laure Picot (Pascal Quignard), Jean-Baptiste Millot (Aline Piboule), vue de la mer: Aline Piboule.