La page buissonnière

CHOPIN EN TEMPS DE GUERRE

La perception de Chopin, hormis l’icône nationale polonaise et le statut incontesté du Król (roi) des pianistes, est un peu tributaire de l’image daguerréotypée du souffreteux sensible qui rougissait aux compliments de la virile George Sand. Pour ceux qui ne l’aiment pas, Chopin est la quintessence du romantisme suranné, avec tout ce qu’il aurait de couleurs délavées. 

Pour Marcel Proust, 

« Chopin, mer de soupirs, de larmes, de sanglots

Qu’un vol de papillons sans se poser traverse ».

Pour les commerçants à l’aéroport de Varsovie, Chopin est une appellation d’origine contrôlée, et vous pouvez acheter le parfum « Chopin », le chocolat « Chopin », un sac en toile « Chopin », et mêmes des baskets « Fryderyk ». 

Comme elle est commode, cette image parfaite de l’artiste inoffensif et labélisable à souhait, que l’on aime surtout lorsqu’il ne se mêle que de dièses et de bémols ! Et pourtant, Chopin touche infiniment, toujours. D’abord, tel un félin, et plus encore que Mozart, Chopin est toujours parfait.

 

« en dehors d’une âme éthérée, Chopin est un esprit en révolte, un être de chair et de sang… »

Même dans l’exercice périlleux de la valse, où plus d’un Johann Strauss en herbe a chaviré dans les bégonias du mauvais goût, Chopin n’effleure jamais la vulgarité, même en soupçon. Lorsque son ternaire marqué penche dangereusement vers ce qui pourrait sentir mauvais, une disposition d’accord à la main gauche, un mélisme inattendu à la main droite, une poussière de sons (écrits en petites notes dans les manuscrits) dispersés entre les deux mains sauvent invariablement du danger. Et l’on respire, heureux de s’émerveiller d’un horizon nouveau que son piano ouvre, lui qui n’a pas bougé pourtant de son « un, deux, trois » où le « un » est l’impact sur la terre, et les « deux, trois » – des échos qui voltigent dans les airs. Chopin marche sur la terre comme les chamanes bouriates, la pointe de la chaussure retournée vers le haut pour ne pas soulever la croûte terrestre et ne pas heurter l’harmonie originelle.

Ensuite, Chopin est génial et unique dans son inventivité mélodique. C’est là un paradoxe : tout chante chez lui, mais on ne peut pas vraiment chanter sa phrase, ni la transcrire pour une flûte ou un cor, parce que sa longueur défie le souffle, la rend alors artificielle, tandis que son piano qui scintille échappe à ces contraintes. Les textures, le langage harmonique, l’atmosphère qu’il réussit à créer sont merveille sur merveille, jamais tarie.

Mais depuis peu je découvre la sève souterraine qui a nourri ce Français cédé trop facilement à la Pologne (et à laquelle il appartenait de coeur), dont le père lorrain arrive à Varsovie dans les bagages du roi Stanislas, pour que son fils retourne dans sa patrie, mâtiné du charme slave dont l’avait recouvert sa mère Tekla Justyna. Ce n’est pas le salonard parisien qui dispense les cours à des dames raffinées à particule, ce n’est pas l’international socialiste du sentiment ampoulé qui soupire parmi mille nuances de piano. Une déchirure bien plus grande, une plaie secrète qui suppure à travers ses doigts diaphanes, lui fait subir l’éternel supplice prométhéen: la Pologne piétinée, brûlée, décarcassée, pour laquelle il ne peut rien.

Non, ce n’est pas le subtil mélancolique dépressif dont les peines de coeur font miauler les chats.

Sait-on qu’en dehors d’une âme éthérée Chopin est un esprit en révolte, un être de chair et de sang dont l’inspiration plonge dans le drame qu’a vécu sa patrie lacérée? Sait-on à quel point? De passage à Stuttgart, le jeune Chopin apprend que la Pologne est pilonnée par l’armée impériale russe. 

La Prise de l’Arsenal (de Marcin Zaleski) durant l’insurrection de novembre 1830 à Varsovie.

Lorsqu’ils parlent de l’Étude révolutionnaire (opus 10, no 12), les musicologues et les présentateurs de concert évitent soigneusement de citer tout ce qu’il écrit alors dans son journal et à ses amis, le 8 septembre 1831: 

« J’écrivais les pages précédentes, sans savoir que l’ennemi est à la maison… Les propriétés sont détruites – brûlées…. Ô Dieu, et tu existes! – Tu existes mais ne te venges pas! – Ou alors les terreurs moscovites ne te suffisent pas – ou alors tu es un Moscovite toi-même! … – […] Ô, pourquoi je ne peux pas tuer au moins un Moscovite ! … Je suis ici, ne pouvant aider en rien, désarmé, je hurle simplement, me désespère et déverse ma douleur sur le piano. » 

Cet aspect-là, bien qu’il soit évoqué, n’est pas assez pris en compte dans l’analyse de l’oeuvre du grand musicien. Chopin est le poète éternel de la guerre, celui qui offre une fleur interstellaire contre la béance du canon qui vise et abolit tout ce qui lui est cher. Son De profundis monte d’un peu plus loin que le bas de son pantalon, et si les peines plus personnelles se mêlent à ces volutes musicales, la source de la fournaise reste ouverte. Tel un Ignace de Loyola, suspendu au-dessus de l’enfer dans ses exercices spirituels pour mieux contempler la grâce, Chopin s’échappe continuellement, par le clavier en feu, des flammes qui ont ravagé sa maison natale, le souvenir de ses jeux innocents, l’unité à jamais perdue de la Polska Ziemia.

Dans un temps où les feux de la guerre s’allument toujours, contre les Yézidis de l’Irak ou les Kurdes en Syrie, contre les Arméniens du Haut-Karabakh ou au Yémen, la musique de Chopin qui incorpore les larmes et absorbe le sang devient particulièrement chère, étonnamment proche, limpide dans son élégance constante et poignante au milieu du bruit des armes lourdes. Elle est une source renouvelée pour ceux qui ne cherchent pas le divertissement en musique et lui demandent plus que de la consolation. 

 Michel Pétrossian

Compositeur, co-fondateur de l’ensemble Cairn, Michel Pétrossian s’est formé au CNSM de Paris. Grand Prix International Reine Elisabeth de Composition, il reçoit de nombreuses commandes en France et aux Etats-Unis, et ses oeuvres sont jouées dans des salles prestigieuses telles que le Théâtre du Châtelet ou L’Auditorium de Radio-France (Paris), le Grand Théâtre de Provence (Aix-en-Provence), l’Auditorium Maurice-Ravel (Lyon), Le Théâtre de la Fenice (Venise), Zipper Hall (Los Angeles), Carnegie Hall (New York) etc. Parmi ses oeuvres d’envergure, « Ciel à vif » pour choeur, orchestre et trois solistes (créé sous la direction d’Alain Altinoglu), le concerto pour piano et orchestre « In The Wake of Ea », l’opéra-oratorio « Le Chant d’Archak » sur le livret original de Laurent Gaudé, ou encore « Amours sidoniennes » pour choeur d’hommes et ensemble inspiré par ses expériences archéologiques. Grand érudit, il est titulaire d’un master de lettres classiques, et se passionne pour les civilisations anciennes. Il a étudié une dizaine de langues qui leur sont liées. Il voyage abondamment dans les pays berceaux de ces civilisations, comme l’Éthiopie, l’Iran, l’Ouzbékistan…Il y puise son inspiration musicale: trouvant dans la recherche scientifique des sources d’inspiration créatrice, sa démarche veut magnifier un héritage ancien qui, relu et fécondé par un regard d’aujourd’hui, donne sens et vie à une œuvre nouvelle s’inscrivant en même temps dans une longue tradition codifiée.

http://www.michelpetrossian.com

 

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