L’après-confinement réserve quelques agréables surprises culturelles, et celle-ci n’est pas des moindres: une germination soudaine, musicale, au Potager du Roi à Versailles, à l’initiative du quatuor Modigliani et du pianiste David Fray! Suivant le principe d’idée-action, avec le soutien de la Région Île-de-France et la collaboration de Jean-Paul Scarpitta, il leur aura fallu seulement trois semaines pour monter un cycle de 20 concerts de musique de chambre, rassemblant 70 musiciens. Dans le contexte de crise sanitaire actuel, il leur est apparu urgent et essentiel de trouver une solution pour offrir aux artistes une scène, dont il sont depuis quelques mois privés. Quelle belle aubaine que l’été pour l’installer en plein air, du 11 juillet au 02 août, au cœur du célèbre Potager, créé au 17ème siècle pour notre Roi Soleil par Jean-Baptiste de la Quintinie, et occupé par l’École nationale supérieure de paysage.
Ce dimanche 12 juillet, deux concerts attendent chacun un public d’environ 200 personnes. Louis XIV avait son accès au Potager, depuis le château, par la superbe grille en fer forgé qui le sépare de la pièce d’eau des suisses. Nous, nous entrons par l’avenue du Maréchal Joffre, à l’opposé: l’occasion d’en appréhender l’espace, de traverser les immenses parterres, d’y flâner un peu, de s’émerveiller devant les espaliers et le foisonnement d’espèces horticoles. Nous allons vers l’ancienne demeure de la Quintinie. Dans l’enclos en contrebas, ceinturé de hauts murs, la scène provisoire abrite un beau Steinway. Des chaises de jardin, similaires à celles des Tuileries ou du Luxembourg, sont installées à juste distance. Il est 19 heures, le premier concert commence.
Le trio Sōra sème la grâce, de Haydn à Brahms
Nous entendons le trio Sōra, fondé en 2015, formé de Clémence de Forceville (violon), Angèle Legasa (violoncelle) et Pauline Chenais (piano), auquel se joindra tout-à-l’heure l’altiste Gérard Caussé. Le Trio tzigane, n°39 Hob. XV-25 en sol majeur de Joseph Haydn commence par un Andante qu’elles interprètent avec grâce, donnant à entendre de subtiles phrasés, et se poursuit avec un Poco adagio, dans un beau et chaleureux cantabile. Le final, vivifiant Rondo all’Ongarese, est haut en couleur, et, par ses accents et ses rebonds, irradie de son humeur joyeuse. Un Intermezzo : celui, mélancolique, de Nino Rota, interprété à l’alto par Gérard Caussé, accompagné par Pauline Chenais: une pièce émouvante, datée de 1945, aux accents sombres et désolés, très prenante sous l’archet du plus illustre altiste français d’aujourd’hui. Il fait bon ménage avec le jeune trio, dans le célèbre Quatuor avec piano n°1 opus 25 en sol mineur de Johannes Brahms, rondement mené, de son premier mouvement Allegro, au caractère bien charpenté, offrant une belle palette dynamique, au final Rondo alla zingarese, tour à tour fiévreux et langoureux. Le piano s’entend cependant un peu en retrait des cordes qui chantent admirablement. Est-ce dû au réglage de la légère sonorisation? Les artistes donnent en bis le mouvement lent du Quatuor à cordes avec piano opus 47 en mi bémol majeur de Schumann, où le violoncelle d’Angèle Legasa se distingue par le magnifique et émouvant legato de son chant.
Les duos enflammés de Schumann et Brahms,
par S. Shoji et A. Laloum
Un peu plus tard, à 21 heures, deux musiciens nous offrent un programme cent pour cent romantique. La violoniste Sayaka Shoji et le pianiste Adam Laloum interprètent trois sonates pour violon et piano: la Sonate n°1 opus 105 de Robert Schumann, suivie des deux Sonates n°2 opus 100 et n°3 opus 108 de Johannes Brahms. La sonate n°1 en la mineur composée par Schumann en 1851 favorise le registre grave du violon, et Schumann lui préférait sa seconde pour cette raison. Mais nous ne partageons pas sa tiédeur, pris par la sonorité pleine et profonde du violon, le jeu timbré et bouillonnant du pianiste, et le puissant torrent lyrique que déversent les deux musiciens dans le premier mouvement. S’instaure entre eux un dialogue amoureux de grande finesse dans l’allegretto qui suit: la musique y sourit tendrement, cajolante, badine, dans une complète harmonie. Le troisième mouvement, très preste, comme le requiert la partition, est magistralement joué, vivant, précis, dans une complicité parfaite: les deux interprètes courent, se poursuivent, se rattrapent, se défient à nouveau… On ne lâche pas l’écoute! On retrouve ce bel équilibre, cette connivence dans les sonates de Brahms, composées bien plus tard, vers 1886: Schumann n’est plus, et Brahms pense à Clara…Dans la Sonate n°2 en la mineur, remarquable de lyrisme, on savoure particulièrement la douceur des phrases infinies de l’andante. La Sonate n°3 en ré mineur offre un rôle beaucoup plus développé au piano, dont les lignes fusionnent puis se détachent et s’entrelacent avec celles du violon, dans un discours passionné, bien soutenu par les deux musiciens. Le violon nous berce de tendres pianissimi dans l’adagio, et le piano joue de belles effervescences sonores dans le troisième mouvement. Le presto agitato final est une suite d’élans passionnés, dans lesquels ils se jettent à corps perdu, avec force et engagement, dans une écoute réciproque permanente. Le public transporté rappellera les artistes un bon nombre de fois, mais la nuit enveloppe les jardins, et il faut retrouver le chemin de la sortie entre poiriers, piments et périllas de Corée…
D’autres concerts tous aussi enthousiasmants attendent le public, jusqu’au 02 août prochain. Le prix d’accès au concert et au potager est à 5 euros, cela mérite d’être signalé, et gratuit pour les « bambini » jusqu’à 12 ans, prix tout à fait inversement proportionnel à la qualité des artistes invités!
Jany Campello