« Debussy m’a toujours accompagné » confiait il y a huit ans le pianiste Philippe Bianconi. Il venait de graver au disque une version impérissable de ses deux cahiers de Préludes dont la poésie, le raffinement naturel, le luxe sonore exercent toujours aujourd’hui leur grand pouvoir de séduction. Il nous révèle à présent les mystères et la limpidité de ses Études, dans un CD édité par le label La Dolce Volta. La mystique Suite du Martyre de Saint-Sébastien en complète l’ouvrage tardif et audacieux…
Les Études animées et fascinantes de Philippe Bianconi
Il y a peu nous avons salué l’interprétation de Philippe Bianconi des concertos de Brahms. Hasard bousculé des sorties discographiques, voici dans la foulée son nouveau Debussy, et si nous choisissons d’en parler également, ce n’est pas seulement parce que le pianiste partage une longue histoire avec sa musique, c’est parce que nous les attendions depuis un moment, certains que nous trouverions quelque trésor poétique au creux de leurs pages redoutables. Il s’est enfin jeté dans leurs eaux, et le résultat dépasse de loin ce que nous avions imaginé. Évoquons d’abord la difficulté posée par l’étude debussyste: elle n’est pas de la nature de celle de Chopin qui, tout en portant une idée musicale originale et unique, épuise un sujet technique de A à Z, met à l’épreuve l’endurance de son exécutant; elle avance suivant une continuité uni-directionnelle, portée vers son acmé parfois par un souffle puissant. L’étude de Debussy, dans son unité, son unicité, ne va nulle part et n’est pas uniforme. Elle se meut sur elle-même, dans une poétique de l’instant; son propos est discontinu, interrompu souvent intempestivement: il semble prendre une direction et se trouve soudain ailleurs; son sujet technique pourtant clairement énoncé dans son titre semble détourné de sa difficulté intrinsèque, supplanté par mille autres pièges qui attendent le pianiste au tournant, mettant à l’épreuve tout à la fois son agilité, ses réflexes, son contrôle permanent des timbres et des attaques, dans parfois de singulières acrobaties. L’étude de Chopin procure la technique permettant de jouer tout son répertoire, comme le remarque à juste titre le pianiste dans le livret. Pièce de concert, elle est donc aussi en cela un préalable aux œuvres postérieures. L’étude de Debussy explore et est l’aboutissement ultime de son langage musical.
Si Philippe Bianconi nous avoue avoir été terrorisé par ces Études, il n’en paraît rien, et la fascination, avouée aussi, semble avoir largement pris le dessus. Il s’y trouve comme un poisson dans l’eau. On y entend un esprit neuf, d’une fraîcheur intacte, l’émerveillement derrière chaque idée musicale, chaque accord, chaque arpège. Point de sécheresse, d’abstraite neutralité, d’ascétisme, mais de l’inspiration, de la subtilité, de la sensualité (Pour les quartes, Pour les sixtes), des pointes d’humour et même d’espièglerie (Pour les « cinq doigts », Pour les notes répétées), une présence discrète et joueuse qui distille avec élégance des sonorités fondantes (Pour les arpèges composés), des phrasés spirituels. Emane du jeu intense et racé du pianiste une joie épicurienne qui nous grise du plaisir du son (Pour les agréments, Pour les sonorités opposées…), de couleurs et d’éclats de lumière somptueusement nuancée – du tournoiement léger de Pour les degrés chromatiques des éclairs jaillissent de leur « grisaille chromatique » (Jankélévitch) dont les figures descendantes finissent paradoxalement par devenir effervescence! – joie qui devient exubérante et solaire dans l’emphatique Pour les octaves. Et avec quel art il enveloppe de mystère, de sa présence insaisissable, ces pièces où celui-ci se niche un peu partout, comme la déroutante Pour les quartes, qu’il habille d’un sensuel orientalisme, comme Pour les sonorités opposées, dans les profondeurs de ses strates sonores! Et quelle délicatesse, quel goût, quelle troublante expressivité dans le rubato de Pour les Sixtes, qui au début balance voluptueusement, puis tour à tour s’élance et soupire!
Avec l’Élégie, contemporaine des Études (1915), Philippe Bianconi abandonne leur esprit de légèreté: dépouillée, exténuée, esseulée, au chant désespéré, elle nous conduit à l’autre partie du programme, celle mystique du Martyre de Saint-Sébastien, transcrit en une suite pour piano par André Caplet. Témoignage musical ultime de Debussy alors malade, cette œuvre obéit à une autre inspiration, dans une tout autre esthétique. Des accords hiératiques de l’austère Prélude, La Cour des Lys aux sonorités voilées, à l’envoûtante et vénéneuse Danse extatique, de l’étrangeté surnaturelle de la Chambre magique à la marche lente et grave de la tragique Passion, de la flamme sombre et vacillante du Laurier blessé pris dans des remous inquiétants, à la douceur lumineuse et apaisante du Bon Pasteur, le pianiste nous livre une poignante interprétation d’une densité hors du commun. Si leur univers n’est pas sans rappeler celui de certains derniers Liszt, il est tout aussi troublant de trouver dans leurs pianistiques vibrations harmoniques, dans les éclairages donnés aux trilles et trémolos par le musicien, une parenté avec les dernières œuvres de Scriabine.
Dernière touche au programme, Les soirs illuminés par l’ardeur du charbon (1817), viennent poser un regard doux et nostalgique sur une heure, une vie de musique dont, nous l’espérons, Philippe Bianconi n’a pas fini de nous dévoiler les secrets.
Jany Campello
À écouter:
Debussy, 12 Études, Le Martyre de Saint-Sébastien, par Philippe Bianconi, piano, label La Dolce Volta, 2020.
Crédit photos: William Beaucardet