Le festival Les Solistes à Bagatelle a bouclé sa vingtième édition ce dimanche 12 septembre. Ambiance sérieuse…puis beaucoup moins, assurée par deux pianistes, Geoffroy Couteau et François-Frédéric Guy, déterminés à nous en faire entendre de toutes les couleurs, pourvu que la fête se termine bien, c’est à dire dans la joie et le rire !
C’était inattendu…mais prémédité !
François-Frédéric Guy jette sur le clavier le dernier accord de la Polonaise-Fantaisie de Chopin, déclenchant de chaleureux applaudissements. Fin du dernier concert. Le pianiste disparait dans les coulisses. Il revient saluer puis disparait à nouveau…les applaudissements redoublent, il se fait prier un peu…le revoici : on se dit « chouette un bis !» – « Mais quoi jouer ? » Il s’assoit, réfléchit…puis il commence la Sonate Clair de lune de Beethoven…et se ravise : « oh non pas ça, pas pour un anniversaire, c’est trop triste ! » Et là débute un sketch savoureux et hilarant, à la Bernard Haller, dont il a écrit les paroles dans le train. On ne le savait pas comédien, encore moins humoriste, François-Frédéric Guy crée la surprise, appelant à la rescousse son compère et collègue Geoffroy Couteau, pour finir à quatre mains avec deux frénétiques Danses Hongroises de Brahms ! Un cadeau qui ne manque pas de sel à Anne-Marie Réby qui orchestre la manifestation depuis 20 ans.
Bach, Beethoven et Rivet par Geoffroy Couteau
Geoffroy Couteau a ouvert les festivités quelques heures auparavant avec un programme des plus sérieux associant les deux « pères » de la musique : La Suite Française n°5 en sol majeur BWV 816 de Bach, et la Sonate n°32 en ut mineur op.111 de Beethoven. Peu fréquentes aux récitals, les Suites Françaises de Bach sont pourtant des bijoux de musique telle cette cinquième, dont les danses se succèdent formant une belle unité. Le pianiste déroule les longs phrasés de l’Allemande sous un beau legato, avant de lancer la Courante sur un joli rebond de la basse. Le noble discours de la Sarabande bien timbré la première fois est dit à mi-voix à la reprise, les ornements réalisés avec grâce. Les danses typiquement françaises s’enchainent ensuite, la Gavotte tendre et de belle humeur cédant le pas à une Bourrée vive et lumineuse, la partie supérieure très en relief, puis la Loure (à l’origine danse paysanne de Normandie) dont la paisible conversation de ses deux voix précède la Gigue finale, pleine de vigueur.
Retour momentané au temps présent, avec une création de Christian Rivet (né en 1964), commande du Festival. Le compositeur présente sa pièce « Magellan et ses nuages », donnant quelques clés d’écoute au public. S’inspirant d’une galaxie en mouvement, elle fait également référence aux nuages peints par Vermeer. Très écrite, on y entend le parcours d’un accord qui entre dans le champ vibratoire d’autres accords, se transformant progressivement à leur contact. Les sonorités douces et harmonieuses se dissipent dans un temps étiré, sans rythmicité perceptible, donnant l’impression de se trouver dans un univers en expansion. Quelques rares et brefs passages font entendre des entre-chocs dans un afflux d’énergie intempestif. La fin se perd dans l’espace, la main s’envolant vers l’infini sur un prolongement de clavier imaginaire. Les huit minutes indiquées sur le programme largement dépassées, la pièce invite davantage à une écoute contemplative qu’à un parcours musical directionnel.
Tout le contraire ou presque avec la Sonate op.111 de Beethoven, qui nous élève de notre condition terrestre au firmament, cosmos étincelant d’étoiles, suivant un chemin ardu mais largement dominé par le musicien. Interprétation d’une grande élévation d’esprit, le Maestoso ne croule pas sous le poids de ses accords puissants, mais se dresse majestueux, le rythme serré. Une énergie inouïe anime l’allegro con brio tenu jusqu’à son terme dans un tempo rapide et maîtrisé. L’Arietta ne cherche pas l’émotion ailleurs que dans sa plus authentique simplicité, et les variations avancent, parfois encore un peu troublées par la tension combative du premier mouvement, vers l’aboutissement de la cinquième et dernière variation, magnifique de ferveur et de lumière dans le chant ultime qui domine les trilles.
Enesco et Murail par François-Frédéric Guy
François-Frédéric Guy présente ensuite un programme dont l’originalité réside dans ses deux pièces maîtresses : la Sonate op. 24 n°1 de George Enesco, et deux œuvres de Tristan Murail (né en 1947) en création mondiale, commandes du Festival. En guise de mise en bouche, Clair de Lune de la Suite Bergamasque de Debussy nous extrait du monde avec ses sonorités suspendues, sa respiration libre et son appropriation du temps, le rubato assez prononcé. Composée dans les années vingt, la Sonate du compositeur roumain révèle plusieurs influences, en particulier celle de la musique néo-classique française, mais aussi celle de la musique de Scriabine. On se demande pourquoi une œuvre aussi nourrie, riche et puissante, est si peu jouée. Le premier mouvement Allegro molto moderato e grave a une forme rhapsodique : le jeu très incarné de François-Frédéric Guy laisse percer une agitation intérieure, dans un climat sombre, parfois tragique et tumultueux. Le deuxième mouvement Presto vivace a l’allure d’une toccata où l’on croirait par moments entendre du Poulenc. L’esprit ludique et la mobilité sonore allègent ici le climat installé par l’allegro. De façon inhabituelle la sonate se termine par un mouvement lent Andante molto espressivo, et ne sommes-nous pas surpris d’entendre en son début comme une imitation d’Oiseaux tristes de Ravel (la dièse répété – si bémol dans Oiseaux Tristes), puis une vague ressemblance avec Gibet ! D’une grande sérénité, ses beaux plans sonores sont mis en valeur par l’interprète, qui joue de ses effets d’échos entre les deux mains et leurs registres respectifs.
Notre oreille et nos sensations ne sont pas au bout de leur plaisir, avec la musique qui suit, celle de Tristan Murail, dont le pianiste est familier. Demeurant dans l’esthétique spectrale, ses deux pièces qui ne forment pas un ensemble, opposent deux univers : Mémorial (qui aurait dû être créé au festival l’an dernier), « allégorie du silence au silence », s’inspire du Mémorial de la Shoah à Berlin et ses milliers de blocs de béton. La succession et l’assemblage de ses accords, dans des mouvements descendants depuis l’aigu du clavier, puis ascendants et crescendo depuis le grave, ouvrent autant de perspectives sonores, créant un fort impact émotionnel. Résurgence célèbre la Sorgue à Fontaine de Vaucluse, ses tourbillons et ses nuages d’embruns. On pense à Pétrarque bien sûr, et à Liszt, dont elle utilise le vocabulaire des Jeux d’eau de la Villa d’Este (effets d’irisation et trémolos). Dans un mouvement du grave vers l’aigu, la musique figure la puissance des remous souterrains de l’eau et son jaillissement des profondeurs de la terre vers la lumière. Une pièce aux sonorités et aux harmonies somptueuses, dont l’interprète sait traduire avec grand art la force de vie contenue. Avec tout autant d’engagement expressif, mais dans un autre registre, la Polonaise-Fantaisie en la bémol majeur op. 61 de Chopin termine le récital, tourmentée et crépusculaire, dans un déploiement harmonique saisissant, ne laissant rien présager d’un ultime Clair de lune un peu spécial…
Jany Campello