Le public s’installe à bonne distance sur les sièges strapontins de l’auditorium du parc. Il ne fait pas encore nuit et les cigales n’ont pas dit leur dernier mot. Voici venue l’heure des monuments. Sous la conque, le piano, un Steinway, attend quatre pianistes. Ils vont jouer chacun l’une des quatre dernières sonates de Beethoven. Une soirée qui s’annonce dense…
L’inexorable chant de la Hammerklavier
C’est à François-Frédéric Guy qu’incombe l’immense tâche d’interpréter la Sonate n° 29 opus 106 « Hammerklavier ». Cette sonate l’accompagne depuis des années: ce fut la première sonate de Beethoven qu’il enregistra pour la première fois en 1998. Elle fait partie de son histoire d’artiste, et de son histoire d’homme. Cette œuvre aussi monumentale soit-elle, par son envergure et par son contenu hors du commun, touche à l’intime. Comme l’écrivait justement Paul Badura-Skoda, «jamais Beethoven ne s’est exprimé avec un tel abandon que dans cet opus 106 ». Les années créent des liens, mais on ne tutoie pas une telle œuvre pour autant. Elle exige de l’interprète comme elle exige de l’auditeur, la énième comme la première fois. François-Frédéric Guy le sait et la concentration indispensable pendant ses quarante cinq minutes d’exécution ne doit jamais lâcher et surtout doit s’installer dès les accords d’ouverture. Elles sont plus qu’une prouesse, un chemin initiatique. Le pianiste s’engage dans ce chemin prenant l’allegro à bras le corps, depuis l’impulsion des premières mesures, prenant même parfois des risques, donnant tout de son énergie. L’abandon c’est aussi cela: ne rien retenir, ne rien mesurer. Quelque chose de profondément humain se joue dans son premier mouvement. Le scherzo (deuxième mouvement) ne souffre pas de tiédeur et réclame une tension exacerbée dans ses motifs brefs joués « assai vivace ». François-Frédéric Guy parvient à lui donner un tour quasi démoniaque, grossissant ses effets dans ses brusques accès. Après sa dissipation finale, le long adagio sostenuto « mausolée élevé à la douleur du monde » – ce sont les propos de Lenz – déploie, dans une esthétique romantique préfigurant Chopin, c’est ainsi que nous l’entendons ce soir, son infini chant de douleur, nous serre le cœur de sa ligne sublimée et poignante. Elle chante inexorablement, s’épanchant avec dignité, retournant au murmure contenu du cœur dans un émouvant decrescendo. Les cigales se sont tues. Elles semblent écouter à présent. Elles semblent suivre comme nous le fil ténu de ces triples croches suspendues dans l’aigu, si bouleversantes. Le court largo est telle une aurore, naissant du silence dans un fondu de pédale. Il ouvre la voie de la fugue de l’allegro risoluto (dernier mouvement) aux saillantes attaques. Le jeu est plein de vitalité et d’énergie, d’une volonté magnifiée par les explosions de ses fulgurances, jusqu’à sa conclusion triomphale.
La beauté délicate de l’opus 109
La merveilleuse et délicate Sonate n° 30 opus 109 est interprétée par Emmanuel Strosser. Nulle autre pièce du compositeur n’est comparable à celle-ci. Il faut ici abandonner toute velléité de grandeur, trouver la juste dimension. L’interprète doit dès les premières mesures en saisir sa beauté ineffable, en habiller ses harmonies, ses arpèges, ses éléments mélodiques, trouver dans son apparente hétérogénéité la teneur spirituelle de l’œuvre, qui en fait sa lumière si particulière. La sensibilité d’Emmanuel Strosser va dans ce sens, sachant fondre les différents passages entre eux, glisser de l’un à l’autre, du vivace à l’adagio espressivo par exemple, converger vers une seule et unique harmonie, celle qui nimbe ce premier mouvement depuis son début presque fauréen jusqu’à ses simples accords parfaits de mi majeur doucement posés des deux mains à sa fin. Le prestissimo attaqué subito par les doigts fougueux du pianiste prend un tour fantastique, telle une course haletante, sporadiquement interrompue par des accords fantomatiques. Le troisième mouvement commence dans la tendresse de l’andante au beau cantabile. Il faut une palette infinie de subtiles nuances pour donner aux variations leurs atours poétiques et leur expressivité, une délicatesse que possède le musicien, autant qu’une belle inspiration. La fin resplendit de ses trilles naissant et s’illuminant dans un sentiment de joie suprême. C’est définitivement beau!
Le chemin de lumière de l’opus 110
Le jeune Rodolphe Menguy succède brillamment à ses aînés dans la Sonate n°31 opus 110, qu’il maîtrise de bout en bout. Ce qui n’est pas une mince affaire! Loin de la forme sonate, le propos musical du premier mouvement, moderato cantabile molto espressivo, change en permanence de direction, parfois sans préparation, pour revenir à plusieurs reprises au thème principal sous des éclairages variables. Le pianiste se laisse porter par le cours « capricieux » de ce mouvement, versant un flux serein, avec naturel, donnant à l’auditeur cette sensation confortable d’un chemin sans entraves. Il écoute sa main gauche, dont la présence discrète n’en est pas moins fondamentale, et pense chaque première note des phrases comme le ferait un chanteur, détachant ainsi, dans une belle éloquence, les voix des flots de doubles et triples croches, tout en donnant l’illusion qu’il construit l’œuvre au fur et à mesure, en même temps qu’il la joue. L’allegro molto est tenu de mains fermes, et affirme son autorité. Le tout indivisible que forment l’adagio ma non troppo – au récitatif combien émouvant – et la fugue, au cœur de laquelle revient encore plus plaintif l’arioso dolente, semble un combat entre la déchirante douleur, l’accablement, et la volonté conquérante et la puissance de l’esprit qui émanent de la structure même de la fugue, cet élan vers la lumière que le pianiste élève au fil d’une magnifique progression, portée par une solide main gauche particulièrement active et fondatrice.
La prière exaucée de l’opus 111
L’inimaginable Sonate n°32 opus 111, la voici sous les mains de Nicholas Angelich. Silence. Soudain, les implacables octaves du médium au grave, dans une attaque serrée, acérée, fissurent l’air ambiant, tel le terrible impact du doute. L’introductif Maestoso émerge douloureusement du silence, ralenti presque à l’extrême. Les sombres battements dans le grave du piano s’accélèrent crescendo, impressionnants, jusqu’à l’allegro con brio ed appassionato, emporté dans un tempo stupéfiant qui n’effraie pas les doigts du pianiste. Le son demeure puissant nonobstant la vélocité, donnant un sentiment de tension exacerbée alternant avec la détente des courts épisodes meno allegro. L’artiste ne s’y éternise pas pour autant, pressant le déroulé des traits en forme d’improvisation sans s’y complaire, s’interdisant une suspension trop longue, comme pris par l’urgence à retrouver l’état de tension. Le fugato interrompt le tourbillon dans une allure soutenue. Il avance sans relâche vers la rumeur grandissante des basses jusqu’au retour de l’implacable motif. Le tourbillon reprend et Nicholas Angelich, tel Icare s’approchant du soleil, atteint les sommets vertigineux du clavier de son jeu chauffé à blanc, avant de mener à l’épuisement les dernières doubles croches. Silence à nouveau. Le temps décroche dans l’Arietta de l’adagio, très retenu et pianissimo, telle une marche funèbre. La première variation avance à pas hésitants, souffreteux, dans une sorte de rubato. L’on n’entend pas cette « volonté apaisée » qu’évoque Wagner pour ce mouvement, mais un sentiment persistant de lutte intérieure, cette fragilité si loin de la force tranquille du chant, et de sa lumineuse expression. La constellation de la quatrième variation n’a rien d’une surnaturelle nébuleuse, d’un firmament divin, mais ses infimes inflexions figureraient plutôt les méandres des pensées les plus intimes, les plus sensibles, les plus humaines. L’apogée de la sonate, par ses trilles ultimes renversants de pureté, semble exaucer la prière ardente du profond élan de ferveur qui les précède. Les trilles s’évanouissent à la fin dans une douceur infinie, refermant l’ouvrage d’une vie sur la cadence la plus dépouillée qui soit dans toute la littérature musicale. Silence d’une fraction de soupir. L’émotion laisse sans voix.
Jany Campello
Le Festival se poursuit jusqu’au 21 août. Pour réserver: http://www.festival-piano.com
(crédit photos: Christophe Grémiot)