Chroniques

FESTIVAL DE LA ROQUE D’ANTHÉRON, UNE JOURNÉE BACH

Petit matin du 12 août 2020. Le Parc Florans se réveille sous un soleil radieux. Une douce paix y règne, annonciatrice de résonances musicales d’une quintessence particulière, car c’est Bach qui est célébré au piano ce jour-là. Trois récitals, trois artistes, Vittorio Forte, Célimène Daudet et David Fray, pour nous emmener sur les chemins de la polyphonie.  

 

Finesse et élégance des Bach de Vittorio Forte

À dix heures, les gradins du vaste auditorium sont inondés de soleil. On quitte le masque, une fois assis, pour le chapeau! Un regard sur la scène: « ah! c’est un Bechstein… » C’est le piano choisi par Vittorio Forte et cela en dit déjà long. Le pianiste a convoqué la famille Bach dans un programme d’une grande intelligence. Le père, d’abord! De Jean-Sébastien, il joue la Partita n°1 en si bémol majeur BWV 825, une belle entrée en matière pour une si douce matinée! Dès le Praeludium, nous voici sous le charme de son jeu élégant et souple. Sa façon si naturelle et fine d’incurver les lignes, d’ourler les phrases jusqu’au soin porté à leurs terminaisons, sous un toucher parfaitement égal, en amoureuse entente avec ce piano qui lui rend en échange ce beau son de velours plein et lumineux, sa façon de faire chanter ce Bechstein sans rien forcer, tout cela sert merveilleusement cette musique écrite il y a trois siècles, serait-on porté à croire, pour le piano! L’Allemande est remarquable de tenue et d’éloquence dans son discours et l’équilibre de ses voix. La main gauche semble mener la danse. Et quel ravissement que ces reprises si subtilement variées dans leurs nuances, leurs phrasés, agrémentées sans surcharge de nouveaux ornements! La Courante serpente tel un « ruisseau » sur les cailloux de son lit, fluide, claire, sous un jeu lié, avec juste ce qu’il faut d’articulation digitale. Rien d’anguleux non plus dans la Sarabande, tendre et d’une grande noblesse. La fine accentuation du premier Menuet joué légèrement détaché et sans sécheresse dessine le relief de sa longue phrase que le second Menuet vient interrompre de sa sonnante polyphonie à quatre voix. Enfin la Gigue volubile ne touche pas terre, jusqu’à l’envol de ses dernières notes. 

Après le père, les fils! Vittorio Forte connait très bien Carl Philipp Emanuel Bach, pour avoir enregistré il y a deux ans un attachant recueil de ses pièces (Abschied, label Odradek 2018). On entend sa Fantaisie en fa majeur Wq 59/5 et son Rondo en la mineur Wq 56/5, deux morceaux aux caractères bien affirmés, où le compositeur ne s’est pas encore totalement affranchi du style baroque. La Fantaisie joue des contrastes de ses humeurs, tantôt charmeuse, libre, tantôt d’un classicisme perlé, ou bouillonnante. Le Rondo, avec ses marches harmoniques et son ton solennel, est encore baroquisant.  Au tour de Jean-Chrétien: voici un fils qui s’habille à la mode…classique! Le pianiste interprète sa Sonate en la majeur opus 17 n°5, en deux mouvements, Allegro et Presto. Cette musique joue la carte du tendre sous ses airs ingénus. Quel raffinement dans ce chant et ses convaincantes inflexions, tendrement murmuré dans la reprise! Rien non plus qui pèse ni qui pose dans le presto, aérien! 

Si Jean-Sébastien Bach fut un temps laissé au grenier, il suscita un regain d’intérêt chez les pianistes à partir de la fin du XIXème siècle. La force de cette journée est de proposer des transcriptions, certaines devenues légendaires, comme si la filiation s’était prolongée au-delà des liens du sang. Ainsi le pianiste nous donne-t-il à entendre la célèbre « Cantate du Veilleur » (Choral-Prélude « Wachet auf, ruft uns die Stimme »  Cantate BWV 140), le tube qu’est la Sicilienne en sol mineur, extrait de la Sonate pour flûte n°2 BWV 1031, et enfin le Prélude de la Cantate « Wir danken dir, Gott, wir danken dir » BWV 29, dans les transcriptions de Wilhelm Kempff. Si la Sicilienne, de sa tendre et mélancolique beauté, fait comme toujours mouche, parlant à l’intime de chacun de nous, les deux extraits de cantates mettent en valeur le jeu orchestral du pianiste. Le premier (BWV 140) sonne comme l’orgue d’une cathédrale, le second (BWV 29) sous une pédale généreuse, éclate de mille feux, flamboyant comme le Magnificat (BWV 243) – une transcription au caractère grandiose plutôt inhabituel chez Kempff.  La Chaconne de la Partita n°2 en ré mineur BWV 1004 dans son illustre et redoutable transcription de Ferruccio Busoni, termine ce programme telle une évidence. Tous les ressorts de l’écriture romantique transcendent cette pièce à l’origine pour violon seul dont Bach a utilisé toutes les aptitudes polyphoniques. Vittorio Forte y est dans son élément, et fait sonner ce piano dans la densité de ses graves, dans ce sombre ré mineur, utilisant sa palette expressive incroyable, ses facultés à murmurer, ou au contraire à projeter les résonances du son dans tout l’espace environnant quoiqu’ouvert. Un autre fils rejoindra le concert pour un bis: Wilhelm Friedemann Bach et sa Polonaise en mi mineur, mais le père aura le dernier mot, avec le sublime Air de la suite n°3 BWV 1068, transcrit par Siloti. 

Le Bach spirituel et sensuel de Célimène Daudet

Célimène Daudet ne cache pas son enthousiaste impatience lorsqu’elle grimpe lestement sur la scène de l’espace Florans. Sitôt assise au piano, le même Bechstein, elle s’immobilise et cherche dans le silence des hautes cimes pourtant bruissantes, cette concentration indispensable pour mener à son terme ce programme qu’une seconde de distraction pourrait faire chavirer. Son Bach, elle le connait par cœur, compagnon depuis toujours, chez elle comme au conservatoire où il est aussi le pain quotidien de ses élèves; en particulier L’Art de la Fugue, BWV 1080, qu’elle a enregistré chez Arion en 2013, dont elle donne quatre de ses quatorze contrepoints. Le premier, Contrapunctus I, dès l’énoncé de son thème, nous sort de la rumeur du monde. Le chant intensif des cigales s’évanouit, mille et un bruits s’effacent comme par enchantement. Nous voici comme entourés d’une bulle impénétrable, notre esprit et notre corps deviennent musique, celle qui se déroule dans la pensée et sous les doigts de la pianiste devant nous. Le temps prend alors une autre dimension. Nous entrons dans cette respiration que Célimène Daudet installe au fil de la fugue, par une conduite ample du chant, prenant le temps de lier, de phraser, de pénétrer la structure du son lui-même. Il y a profondeur et rigueur dans son jeu. Rigueur du temps mesuré sans raideur, précision du rythme pointé qui confère cet esprit de joie au Contrapunctus II, profondeur et rondeur teintée de sensualité dans le Contrapunctus VII dont les quatre voix entrent tour à tour, pensées, conçues, nées de la chair et de l’esprit. Le Contrapunctus XIV qui commence dans un dénuement à fleur d’âme, s’échafaude magistralement dans la complexité de ses lignes. La musicienne l’érige pierre par pierre, toujours plus haut vers son infini, vers sa vertigineuse signature: B.A.C.H. (si bémol, la , ré, si), avançant avec confiance et vaillance vers l’inachevé. 

Ce chemin la conduit dans les béatitudes lisztiennes de la Bénédiction de Dieu dans la solitude, extraite des Harmonies poétiques et religieuses. Le chant ample, chaudement timbré, généreux, se déploie, serein, sur le velours d’une main gauche admirablement conduite. A la tranquille méditation suit un élan lyrique exalté, et le piano sonne alors de toute la largeur de ses résonances, de cette étreinte, de ce corps à corps magnifique avec l’artiste auquel nous assistons, avant de s’achever au firmament. Retour à Bach avec deux transcriptions: celle du choral « Ich ruf zu dir, Herr Jesu Christ » BWV 639, par Busoni, et celle du Prélude en si mineur BWV 855a, par Siloti, où le jeu apaisé de la pianiste touche par sa douce gravité les contrées intimes de l’âme. Il en est autrement du Prélude, Choral et Fugue de César Franck, dont on connait la filiation avec l’œuvre de Bach. Le Prélude aux accents mélancoliques se replie sur un climat intérieur tourmenté: les voix questionnent, se cherchent, cherchent une lumière qui ne jaillit pas même dans le choral, sombre jusque dans les résonances des arpèges qui dévalent le clavier du grave à l’aigu. La fugue se tend, s’ébranle, s’intensifie, s’épaissit, se noircit, se noue sans répit, semble condamner toute issue salvatrice, trouvée en dépit de tout dans les orchestrales volées de cloches finales. 

Célimène Daudet ne cache pas son émotion lorsque, chaleureusement applaudie, elle révèle que ce concert est son premier depuis six mois. Elle offre alors, tout droit de son cœur, en dernier partage, l’émouvante lumière du Chant de la Montagne, de Justin Élie, compositeur haïtien cher à ses propres racines, et la beauté du Prélude, de Prélude, Fugue et Variation de César Franck, arrangé par Harold Bauer. 

Jany Campello

(crédit photos: Christophe Grémiot)

http://www.festival-piano.com

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