Portraits, Rencontres

FLORENTINE MULSANT, UNE VIE POUR L’ART DE COMPOSER

 

Il y a un an, la compositrice Florentine Mulsant, née en 1962, était distinguée Chevalier des Arts et des Lettres par le Ministre de la Culture, et nommée Grand Prix Sacem Compositeur de l’année. Auparavant, en 2011, elle avait reçu le Prix Nadia et Lili Boulanger de l’Académie des Beaux-Arts. Son dernier album « Piano Works » paru il y a quelques mois nous avait enthousiasmés (https://conspirito.fr/florentine-mulsant-piano-works). Alors en cette veille de fêtes, nous vous proposons de faire plus ample connaissance avec cette musicienne créatrice, à la personnalité lumineuse et attachante.

Florentine Mulsant habite à Suresnes une maison à son image, une maison baignée de lumière, sur les hauteurs de la ville, dominant la Seine, une maison paisible qui respire de ses vastes volumes. C’est là qu’elle compose, suivant un rituel quotidien auquel elle est désormais attachée. Tôt levée le matin, elle monte dans son bureau où elle passe de la table au piano. Elle compose sur papier, tel un « artisan », crayon et gomme à la main, jetant de temps à autre un regard sur la splendide vue sur Paris qu’encadre sa fenêtre. La vie de famille ne l’occupant plus comme avant, elle s’est libérée de toutes les contraintes domestiques pour la création musicale, qui constitue depuis quelque temps le centre de son existence. Comptant déjà plus d’une centaine d’opus, son catalogue ne cesse de s’enrichir. Cette vocation de compositrice s’est révélée dès sa tendre enfance. Elle la doit tout d’abord à son père…

 …le Concerto à la mémoire d’un Ange par Menuhin et Boulez: je vénère ce disque comme les russes vénèrent une icône

 « Mon père était très cultivé, amoureux des arts et grand mélomane. Il écoutait de la musique le dimanche dans son bureau. Je n’avais pas le droit d’y entrer lorsqu’il n’y était pas! Mais le dimanche, cela m’était permis, et alors j’écoutais avec lui les disques sur sa chaîne stéréo. Il m’expliquait les œuvres avec ses mots de mélomane, et nourrissait en moi une grande curiosité et beaucoup d’émotion. Parmi les premières œuvres qui m’ont marquées à l’âge de huit ans, il y eut Tristan et Isolde de Wagner, et surtout le Concerto à la mémoire d’un ange de Berg, dans la version Menuhin/Boulez. Je vénère ce disque comme les russes vénèrent une icône; ce vinyle, qui crépite comme le feu dans la cheminée, je l’écoute encore! il y eut aussi l’ouverture de Coriolan de Beethoven, la sixième Symphonie et le premier Concerto pour piano de Tchaïkovsky. Nous n’allions pas au concert, parce que nous habitions à la campagne à cinquante kilomètres de Paris. Mais nous allions au Louvre et à la Comédie française. Mon père me racontait les tableaux. Nous restions souvent très longtemps à regarder, détailler un tableau. J’adorais cela. C’est dans ce bain culturel que j’ai grandi.»

Ce goût pour les arts, en particulier la peinture, Florentine Mulsant l’a intégré dans son processus créatif…

Vermeer, femme en bleu lisant une lettre

« J’ai fait très tôt un rapprochement entre peinture et musique. La peinture est une grande source d’inspiration, de Vermeer à Nicolas de Staël, que j’affectionne tout particulièrement. Je vais voir toutes les expositions qui lui sont consacrées. Alors que le théâtre m’attire moins, je continue à aller dans les musées, j’ai vu la grande exposition Léonard de Vinci. J’y éprouve un grand plaisir. Par le jeu et le rythme des couleurs, la lumière, ses sujets, la peinture éveille en moi une très forte inspiration. Par exemple, une toile de Nicolas de Staël, de celles peintes entre les années 1953 et 1955 (les dernières), me parle énormément: ses couleurs vives et tranchées, le noir, le bleu, le rouge, vibrent comme un accord. J’y trouve une densité harmonique. D’autres toiles peuvent à l’inverse, être contrapuntiques. Une toile est transposable musicalement pour moi, surtout harmoniquement, par l’interaction de ses couleurs, par sa densité. Vermeer, c’est autre chose: je vais être plus sensible à la douceur du sujet, une femme lisant une lettre ou jouant d’un instrument par exemple. je vais y trouver une lumière plus intérieure. La peinture hollandaise m’a beaucoup parlé lorsque j’ai composé ma Suite pour violoncelle opus 41. Je n’écrirais pas une œuvre pour piano sur la peinture de Vermeer. Elle réclame des cordes, une corrélation avec un instrument de son époque. »

 Florentine Mulsant est diplômée du CNSM de Paris, où elle a étudié l’harmonie, le contrepoint et la fugue auprès de grands maîtres. Elle a fréquenté aussi la classe d’Allain Gaussin à la Schola Cantorum, où elle a obtenu un Premier Prix de composition. Elle est partie ensuite suivre l’enseignement de Franco Donatoni à l’Accademia Chigiana de Sienne, et s’est perfectionnée auprès d’Alain Bancquart. Autant de personnalités, de pédagogues opposés et complémentaires…

« La personnalité de Franco Donatoni avait beaucoup de relief: il faisait parfois des réflexions assez inattendues, il était assez autoritaire, exigeant, avec cette volonté que vous passiez dans le tunnel qu’il vous préparait. Je me suis opposée à cela. Quand je lui ai présenté un duo pour guitares que j’étais en train d’écrire, il l’a regardé et a dit: « non, non, je ne veux pas que l’on écrive comme ça! », et il a refermé mon cahier. Mais je me suis dit: ce n’est pas grave, je continue à écrire mon duo, et je fais à côté ses exercices. Je l’ai terminé et il a été créé à Radio France, puis ensuite édité et même récompensé par un prix! Cette pièce fait encore une belle carrière aujourd’hui. J’ai néanmoins beaucoup appris avec ses exercices: comment développer une idée, intégrer le rythme et ses paramètres…J’allais au Palais Chigi, pas très loin de la pinacothèque, travailler tous les jours avec lui. C’était une personne humble, qui s’intéressait beaucoup aux jeunes. Ivanka Stoïanova avec laquelle j’ai étudié l’analyse pendant deux ans, m’avait dit: « va voir Franco Donatoni, il va t’apprendre des choses qui te seront bénéfiques ». Les professeurs de composition nous apportent des outils, nous montrent des exemples, nous parlent de leurs œuvres. C’était le cas d’Allain Gaussin et d’Alain Bancquart. Ils portent également un regard extérieur sur notre musique, une oreille avisée. Alain Bancquart avait une oreille extraordinaire. Allain Gaussin était poète, souple et gentil. Alain Bancquart était rigide et cassant. Mais je trouvais un bon équilibre entre ces deux personnalités. Ivanka Stoïanova a été vraiment très importante: j’ai connu grâce à elle Wolfgang Rihm âgé alors de dix-neuf ans, Manfred Trojahn, Lorenzo Ferrero. Elle demandait un travail extrêmement rigoureux et sérieux. C’est avec elle que j’ai fait l’analyse de la Symphonie opus 21 de Webern, et que j’ai joué ses Variations opus 27. »

Auparavant, Florentine Mulsant a commencé à apprendre le piano avec Lucette Descaves, dont elle évoque le souvenir:

« Lucette Descaves avait une grande intelligence: elle savait que je ne voulais pas devenir pianiste, et que je composais. Tous les ans elle organisait une audition de ses élèves salle Gaveau, avec un enregistrement de disques 45 tours. Elle proposait alors: « mon petit, tu vas jouer telle œuvre, et tu as carte banche pour jouer en plus une de tes compositions. « Elle me demandait régulièrement où en était mon activité de composition. Elle me lassait m’exprimer tout en me donnant des outils pianistiques. J’ai travaillé ensuite quatre ans avec un autre professeur, qui m’a fait découvrir d’autres horizons esthétiques: les univers de Scriabine, Messiaen. »

Le piano tient une place privilégiée dans sa vie de compositrice…

« Mon œuvre pour piano rassemble des compositions récurrentes: des petites pièces qui s’enchaînent en cycles pour donner une forme globale. C’est le cas des préludes. Je me suis posée la question d’écrire une œuvre de plus grande ampleur, une grande sonate par exemple. Cela a trotté dans ma tête pendant un an et demi. L’idée a fait son chemin: je l’ai composée pendant le confinement. Cette Sonate d’une durée de vingt minutes sera créée par Jean-Baptiste Fonlupt l’année prochaine. Les Préludes opus 38 datent de  2010 et 2011: j’ai voulu me faire plaisir en écrivant un grand cycle dédié à mon fils Paul, poète. Je ne me suis pas préoccupée du nombre au départ. Arrivée au dix-neuvième, j’ai décidé d’aller jusqu’au nombre emblématique de 24! Je les ai écrits en m’adressant à mon fils disparu. Sans le vouloir, il s’est trouvé que ce cycle s’adressait aussi à des pianistes de tous âges et de tous niveaux, et pouvait être déchiffré par des amateurs. Il est joué dans les conservatoires où j’ai parfois le bonheur de donner des master classes. Ces préludes sont venus d’un jaillissement, et je les ai écrits avec sincérité et émotion. Ils ont été créés et enregistrés par le pianiste Vahan Mardirossian. Il m’arrive aussi de composer pour un interprète. C’est le cas des Sept Lumières Fugitives écrites pour Adam Laloum…Le piano est également un laboratoire et un journal, un lieu d’exploration. Un laboratoire lorsque par exemple je fais surgir des harmoniques avec la pédale tonale, en enfonçant quelques notes éparses: j’écoute alors la résultante harmonique. C’est un journal intime parce que c’est l’instrument qui est le mien. J’aime lui confier mes émotions, ou le sens d’une forme. J’ai composé un quintette (quatuor à cordes avec piano): l’écriture s’est faite à la table, pour gérer l’ensemble qui est assez conséquent, mais aussi au piano, qui réveille quelque chose d’instinctif, par le contact des doigts sur le clavier, le rapport à l’instrument. »

…le chemin des cordes que j’ai exploré est un chemin vers la voix

« J’ai aussi une très grande proximité avec les cordes. Une affinité particulière. J’ai travaillé avec le violoniste Lyonel Schmit, avec le violoncelliste Henri Demarquette, l’altiste Lise Berthaud, la violoniste Hélène Schmitt, le contrebassiste Thierry Barbé, Caroline Delhume pour le théorbe…Les cordes me parlent indéniablement. J’aime leur grain sonore. J’ai rêvé d’apprendre le violon! J’ai composé une sonate pour piano et contrebasse, un quatuor pour quatre violoncelles, une sonate pour deux violoncelles, et tant d’autres pièces! Je me rends compte aujourd’hui que le chemin des cordes que j’ai exploré est un chemin vers la voix. Et pourtant jusqu’à présent j’ai très peu composé pour la voix: quelques mélodies, une œuvre pour chœur et violoncelle pour Catherine Simonpietri et son ensemble Sequenza 9.3. Mais ce chemin existe et me mènera très certainement quelque part dans l’univers vocal…»

Florentine Mulsant aime être au contact de ses interprètes, qu’ils soient concertistes, ou étudiants dans le cadre de résidences ou de master classes. L’interprétation de ses œuvres repose pour elle sur un partage, un échange…

« Je mets beaucoup d’indications sur les partitions. Elles concernent le tempo, les nuances, le phrasé, la pédale pour le piano. Cela fixe le cadre de jeu. A l’intérieur de ce cadre, l’interprète peut prendre des libertés: un rubato à un moment donné, une respiration…J’aime le moment où il s’approprie l’œuvre. Il y faut suffisamment d’informations, mais pas trop. Pléthore d’informations, à mon sens, tue la musique.»

Où trouver ses partitions? Un unique éditeur pour tout son catalogue…

« À trente deux ans, j’ai eu envie de trouver un éditeur. J’ai envoyé mes partitions, peu nombreuses à l’époque, à plusieurs éditeurs français. Les réponses furent négatives: ils acceptaient telle pièce, mais pas une autre. Je recherchais un vrai partenariat. Une amie musicienne m’a conseillé Furore, cet éditeur allemand qui n’édite que des femmes. Furore a pris toutes mes œuvres. Pour moi cela a fait sens et c’est la raison pour laquelle ce lien existe désormais avec lui. Mais je ne fais jamais éditer une œuvre avant qu’elle n’ait été jouée au moins une fois. Cela me permet de remettre l’ouvrage sur le métier, d’affiner des notions comme le tempo, la pédale… J’ai fait ce travail avec Vahan Mardirossian. Je ne me précipite pas dans la publication, aussi par respect pour l’éditeur. Une fois l’œuvre éditée, elle m’échappe. L’interprète peut ensuite mettre sa propre créativité au sein d’une musique où les choses essentielles sont fixées. Et je ne demande que cela! L’œuvre est terminée pour moi lorsqu’elle est publiée. »

Florentine Mulsant compose quasiment essentiellement sur commande (hormis une grande partie des pièces pour piano). Elle fait partie des compositeurs et compositrices qui peuvent vivre de leur art…jusqu’à refuser certaines commandes!

« Il y a eu des années difficiles, mais elles sont loin à présent. Ma vie est consacrée à la composition et je peux en vivre aujourd’hui, ainsi que de mes droits d’auteur. En 2020 mon activité a porté sur dix créations. Il y en avait neuf l’an passé. J’ai une bonne visibilité et de très belles perspectives pour les trois années à venir, qui verront naître des projets importants. Actuellement, j’ai sur le métier une œuvre pour viole d’amour, mon opus 101, commandée par Pierre-Henri Xuereb…Oui, il m’est arrivé de refuser une commande! Car s’il y a un instrument que je n’aime pas, c’est le clavecin. Pour moi c’est impossible d’écrire pour lui. Même la musique baroque écrite pour clavecin, je n’arrive pas à l’écouter! Scarlatti, je n’aime l’entendre qu’au piano! »

Propos recueillis et rapportés par Jany Campello

 

2021 en quelques lignes

créations

20 janvier 2021, Mairie du 7ème arrondissement de Paris: Feuilles d’automne opus 89, 3 trios pour flûte (commande de Corinne Hournau pour ses élèves. master class et concert.

Sonate pour violon et violoncelle opus 96, par Florent Audibert, et Hélène Bordeaux. 

Quintette à cordes avec piano opus 94, commande de Florent Audibert

Trio pour violon, alto et violoncelle opus 87, par Françoise Gnéri, Kaz Olechovski, Frédéric Audibert.

Trio pour piano, alto et clarinette opus 86, par Dana Ciocarlie, Françoise Gnéri, François Sauzeau.

Rhapsodie pour violon et piano opus 85, commande et œuvre imposée du Concours International de Musique de Chambre de Lyon.

autres concerts

Gap (juillet 2021): Deux Fantaisies pour orgue et flûte opus 93

Ouessant (août 2020): cinq quatuors à cordes dont une commande du Festival

Sorties discographiques

Un CD monographique et un CD contenant deux œuvres pour piccolo interprétées par J.L. Beaumadier

http://florentinemulsant.com

(crédit photos: Vahan Mardirossian)

 

 

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *