C’est chose faite! Lang Lang vient de publier « ses » Variations Goldberg. «J’étudie cette œuvre depuis vingt ans…Je n’ai jamais passé autant de temps sur un seul morceau. On s’en approche, on creuse en profondeur, puis on prend de la distance, et on recommence », confie-t-il au lecteur dans sa note d’intention. Il en résulte une « double » version captivante, tenant sur les quatre CD de son album (et oui, deux enregistrements: l’un en studio, et le précédant de peu, un autre live!).
Foisonnantes et passionnantes « inventions » Goldberg
Il est des Everest musicaux qui sont longs à conquérir. Pour le pianiste chinois Lang Lang, les Variations Goldberg BWV 988 de J.S. Bach sont en tête de ceux-là. Jouées par cœur à 17 ans devant Christoph Eschenbach, à 25 devant Nikolaus Harnoncourt, il les a étudiées méticuleusement, travaillées dans leurs moindres détails, pour ce qui est de leur structure avec le claveciniste pianofortiste Andrea Staïer. Cela s’entend et force l’admiration.
Soustitrée Klavierübung IV.Teil, Aria mit verschiedenen Veränderungen (Exercices pour le clavier, livre IV, Aria avec différentes variations), cette œuvre « au caractère doux et enjoué » écrite pour distraire les nuits blanches d’un insomniaque, a atteint le degré de sacralisation chez de nombreux esprits, dimension étrangère à sa vocation d’origine, bien qu’élevée à juste titre au rang de chef-d’œuvre. Bon nombre d’interprètes, y compris clavecinistes, retranchés derrière ce que ce degré induit d’absolu, se sont interdit toute fantaisie, toute imagination, toute liberté, certains se mettant sous le joug d’un conformisme assommant, ou d’une « respectueuse » neutralité les conduisant droit au but, sans la moindre digression, d’autres optant pour une forme d’ascèse asséchante. Pourtant, la variation 30, la dernière, choral flanqué de la mention « quodlibet » (« n’importe quoi » ou littéralement « ce qu’il plaît » en latin), méli-mélo humoristique de deux chansonnettes populaires, nous donne une de ses clés…fruit du génie de Bach! Lang Lang, lui, l’a entendue. Il a aussi compris l’esprit de la musique baroque, et celle de Bach probablement plus que tout autre, qui loin de ronronner, doit éveiller la conscience. Il n’y a pas une vérité dans cette musique, quoiqu’en disent certains inconditionnels des interprétations « historiquement informées ». Lang Lang propose ici sa vérité, née d’un travail de conception fouillé, d’une étude de l’ornementation fine et imaginative, de ce sens du mouvement et de la diversité qu’il possède d’instinct, propre à la dialectique baroque. Ses Variations ne sont pas figées mais vivantes, foisonnantes, en perpétuel devenir. L’écoute de l’une aiguise notre envie et notre curiosité d’entendre la suivante. Ainsi de suite jusqu’au retour de l’Aria. Ses Goldberg sont d’une subjectivité authentique et passionnante. Lang Lang possède l’ouverture, l’intuition. Ajoutés à cela une habileté et des moyens hors du commun, qui lui permettent toutes les audaces, et les fantaisies les plus improbables. Écoutez-les vraiment: rien de raisonnable, direz-vous, dans ces virevoltes imprévisibles, ces accentuations inédites et parfois à contre-pied, ces dynamiques hallucinantes, cette ornementation pléthorique dans les reprises, ces tempi libres et très contrastés. Mais le baroque n’obéit pas à la tyrannie de la raison: « le baroque ne connaît que les interdits du goût » (Rémy Stricker, Musique du baroque, Gallimard, Paris 1968). Sur la partition, rien que des notes: pas de tempo, pas de nuances, pas de phrasé ou très peu – quelques liés par deux, quelques notes piquées…Bach sollicite l’imagination, l’appropriation. Ici, le jeu de Lang Lang est fait d’une savante alliance de rigueur, d’invention et d’élégance. En maître de l’art oratoire, il manie le rubato avec tact (variations 3, 13 et 21), respirant, nuançant parfois le propos comme le ferait un Couperin. Et quel goût dans l’ornementation! Il la développe à loisir à nous en griser les sens, réinvente ses « agréments », les réalise avec fluidité et finesse, les intègre subtilement et à bon escient au discours, de telle sorte qu’ils ne renient jamais la ligne (Aria et variations 3, 9, 13, 19…) . Le pianiste fait chanter les voix, toutes les voix, tout le temps (variations 8,12, 15, 27…), prend justement le temps, se fait orfèvre du son (variations 6, 25…). Il n’obéit à aucun dogmatisme, et nous présente cette musique dans ses aspects pluriels. Il s’en amuse. Il nous en distrait, comme peut-être Johann Gottlieb Goldberg devait distraire son riche commanditaire. Chaque reprise est prétexte à un changement de focale, un angle de vue différent: il éclaire une voix, puis l’autre, de la même façon qu’un photographe changerait sa mise au point. Nous croyions avoir sondé le fond de l’œuvre. Lang Lang nous en révèle son double-fond, et ses ressources contenues, parfois inouïes. La Pédale? Il la met, bien sûr, contrairement à Gould, mais avec un dosage toujours juste, en concordance avec un phrasé raffiné (variations 10, 12, 20.). Les timbres? Là aussi quelle variété: on y entend par exemple le basson (variation 3), la flûte, un tambour (variation 14), une guitare baroque, nous donnant parfois l’illusion que le piano a plusieurs jeux, comme un clavecin (variation 25). L’Aria dans son retour n’est pas tout à fait autre, ni plus tout à fait le même: encore plus lent, murmuré. Les marteaux du piano ont disparu comme par magie: un luth y égraine ses notes, procurant un grand sentiment de paix.
L’enregistrement live, dans l’église Saint-Thomas de Leipzig, celle même où repose la dépouille du Cantor, n’offre pas le même degré de perception que la version studio, que nous lui préférons. Il apparaît en comparaison plus lisse, presque immatériel, mystique, dans un développement plus linéaire; les timbres y sont moins caractérisés, les dynamiques et les accentuations moins marquées. La version studio offre une variété de couleurs, de contrastes, d’éclairages, de caractères, mise en valeur par une prise de son proche de l’instrument. Lang Lang y passe sans transition de l’intériorité feutrée, à l’humour et la jubilation, donnant une intention à chaque note, à chaque inflexion, y compris dans la vélocité prodigieusement étourdissante de certaines variations (variations 5, 26). Trop, argueront certains. Mais sa musique se fait majestueuse, comme dans une ouverture à la française (variation 16), éruptive, méditative, intimiste (aria et variation 25), et même gourmande; elle joue (variations 17, 20…), danse (variations 1, 19), chante, soupire mélancoliquement (variation 15), pétille (variation 23), chante encore et encore, prend des ailes, explose et tremble de joie (variations 4, 14, 28), de cette joie lumineuse, rutilante d’énergie. Faisons donc fi des a priori. En alternative à la profondeur spirituelle et à l’unité plastique de versions antérieures (on citera celle de Perahia, et plus récente celle de Beatrice Rana, par exemple), Lang Lang nous offre ici en partage un plaisir qu’on aurait bien tord de se refuser.
Jany Campello
À écouter: « Johann Sebastian Bach, Lang Lang, Goldberg variations », 4 CD, label Deutsche Grammophon, 2020.
crédit photo: Olaf Heine.