Il n’y avait pas été représenté depuis 1950. Les Pêcheurs de Perles, premier grand opéra de Georges Bizet, s’est transformé en émission de télé-réalité au Grand Théâtre de Genève. Une idée maîtresse pour une mise en scène qui transpose non sans interrogations l’exotisme fantasmé de l’époque colonialiste dans le prosaïque et populaire univers télévisuel.
Une plage de sable sur une île exotique, un réalisateur, un présentateur, une équipe de tournage, et même deux agents de sécurité lourdement armés : agitation sur le plateau, tandis qu’à l’arrière-plan des gens (le chœur) dans leurs appartements s’installent devant leurs télés pour suivre l’émission. Une habitation de fortune en tôle ondulée recouverte de lambeaux de tissus est détruite et évacuée sans ménagement. À la place, on dresse des faux palmiers, et une structure sommaire en rondins de bois. L’île de Ceylan, colonie britannique au XIXème siècle où se situe l’action, se mue en « île de la Tentation », terrain de jeu de télé-réalité, arène moderne. Les personnages – participants au jeu-concours sous-titré « The Challenge » sur l’écran de projection qui voile par intermittence l’immeuble habité – vont être proies des cameras, et prisonniers d’une aventure où l’enjeu est la survie. La mise en scène de Lotte de Beer, « rodée » à Vienne en 2014, tisse à loisir ses correspondances entre le livret co-écrit par Eugène Cormon et Michel Carré, et le spectacle interactif de la télé-réalité : l’intrigue cousue de fil blanc sur fond de rivalité amoureuse se déroule sur une île « de rêve », donc lointaine, soumise à la voix du peuple – le chœur – qui proclame les sentences, décidant par vote aussi bien de l’élection du chef, que du sort final des protagonistes dont il fait partie. Téléphones portables et parodie de micro-trottoir diffusée entre le deuxième et le troisième acte, sont utilisés à cette fin non sans humour. Mais il s’agit d’un humour grinçant plaqué sur l’ouvrage de Bizet avec une violence qui s’accroit au fil de son déroulement et qui nous renvoie implacablement à celle de notre société. Les éléments de mise en scène collent assez, on en convient, aux dialogues et aux scènes du livret, faisant de ses faiblesses sa force. Il en va tout autrement avec la musique.
Œuvre de son époque, rien des pages de l’auteur du futur Carmen ne souffre de faiblesses. Les Pêcheurs de Perles est une musique particulière qu’il faut aborder avec délicatesse, dont il faut respecter et préserver la magie enchanteresse de ses airs, écouter la fine orchestration. Sa musique doit être au centre, et la mise en scène en dépendre. C’est bien là que réside le problème. L’idée directrice mise en œuvre avec un arsenal de moyens dans le premier acte déplace l’attention au détriment de la musique, détournant l’écoute au profit de la surabondance de micro-évènements, de mouvements incessants et parfois intempestifs, de scénettes mimées qui capturent le regard et l’esprit. Rien ne manque à l’évocation du spectacle de télé-réalité. Or ce parti apparaît totalement décalé lorsqu’on tend l’oreille vers la musique si raffinée de Bizet. Prosaïsme versus poésie. Leila qui apparaît en prêtresse voilée sur son palanquin – certes kitsch – se retrouve en tunique et leggings bas de gamme peu seyants lorsqu’elle en descend, perdant de son aura. « La musique transcende tout » nous dit le chef David Reiland dans le livre-programme. Mais la mise en scène lui impose ici une vision désacralisée, envahissante, s’employant à en briser le charme, voire le sublime, tout au moins tentant de le faire, rabattant sur le sable indifférent et sous l’œil insensible et dur de la caméra ce qu’elle porte ici de merveilleux, via le traitement du livret. Pourquoi esquiver ? Pourquoi passer à côté de ce charme suranné qui transpire si délicieusement de cette musique ? Pourquoi ne pas l’assumer ?…Il en ressort une certaine indétermination dans ce premier acte, un flottement qui se ressent parfois aussi dans la musique.
L’équilibre est meilleur par la suite, au fil des actes 2 et 3, le plateau se dépouillant progressivement, les chanteurs reprenant l’avantage, la musique aussi, qui se tend et s’affirme avec le déroulement dramatique, l’Orchestre de la Suisse Romande sous la baguette de David Reiland. L’Opéra retrouve son élément. L’orchestre bien plat et pâlot lorsqu’il accompagnait la Romance de Nadir, retrouve un relief, des couleurs. La musique s’innerve, ses veines s’irriguent enfin. Le ténor Frédéric Antoun qui incarne Nadir, quoique chantant avec grande sensibilité, nous a paru fragile dans sa romance « Je crois entendre encore », la voix peinant à se stabiliser, le souffle peu confortable sur un tempo qui s’alanguit un peu. Son chant retrouve force et assurance dans son duo passionné avec Leila (« Leila! Dieu puissant », acte 2). Kristina Mkhitaryan, Leila, est elle aussi beaucoup plus à son aise dans la deuxième partie du concert où sa voix épanouie, au timbre chaleureux et rond se projette et se meut plus souplement de ses graves profonds aux volutes aigües. Sa magnifique cavatine « Me voilà seule dans la nuit » se termine dans une expression toute en sensualité. Seul bémol, sa diction très perfectible. Quant à son duo avec Zurga, au troisième acte, il nous apprend combien, par son engagement scénique, elle conçoit son rôle à l’aune de celui de Carmen, criant dans une colère extrême son « Venge-toi donc, cruel! » sorti droit de ses entrailles ! Le Baryton Audun Iversen est un Zurga idéal, héros romantique capable de violence mais aussi de profonde sensibilité, déchiré entre ses sentiments contradictoires, entre ses désirs et ses valeurs. Il impressionne par l’intensité et la vérité de son expression, par sa voix puissante et nuancée, solide sur toute son étendue jusque dans les aigus. Passeur d’émotion, il l’est aussi avec Frédéric Antoun dans leur duo « Au fond du temple sain », où les deux voix s’assemblent harmonieusement : un moment suspendu qui efface soudain la trivialité ordinaire du reality show ! Son jeu scénique est tout aussi convainquant, dans sa gestuelle comme dans l’expression poignante de son visage que l’on découvre en gros plan, projetée sur l’écran en fond de scène lorsqu’il chante « l’orage s’est calmé ». Une prise de rôle parfaitement réussie pour lui. Nourabad est incarné par Michael Mofidian dont c’est aussi la prise de rôle, une basse aux graves superbement timbrés et homogènes. Il tient son rôle de grand prêtre à merveille lorsqu’il chante, se transformant en présentateur, micro à la main, le reste du temps, tenu, comme les figurants, de mimer ce rôle de substitution, ce dont il s’acquitte au mieux.
La partie n’est pas simple pour le chœur (celui du Grand Théâtre de Genève), dont on connait l’importance des interventions dans l’ouvrage, réparti par petits groupes d’effectifs variables encloisonnés dans cet immeuble à trois niveaux dont on voit les scènes intérieures en filigrane. Il s’en sort plutôt bien, non point dans l’unification de ses timbres, mais au contraire, dans l’assemblage assez vivant de leurs différences, de leurs couleurs respectives. « Confinés » dans leurs appartements, on retrouve seulement à la fin les chanteurs/habitants rassemblés sur scène, pour le vote de la mise à Mort de Zurga, dans « Ceux sont eux, les voici ! ».
Le rideau se referme, et l’on quitte le Grand Théâtre avec un sentiment partagé. Cohabitation du vrai et du factice, du réel et de l’irréel, du sublime et du prosaïque, Les Pêcheurs de Perles du binôme Reiland-De Beer auront-ils réussi leur Challenge ? La musique de Bizet, oui, qui notamment nous aura fait laisser de côté ces énormes coquillages enfermant des danseuses cingalaises et leurs perles géantes, sommet du kitsch de cette mise en scène très spéciale. Les mélodies si tendres et rêveuses de ce bijou d’opéra continueront longtemps, elles, à chanter dans nos têtes, dans les rues de Genève, la nuit tombée, puis dans le train du retour…David Reiland avait raison : « La musique de Bizet sauve tout ! »
Jany Campello
crédit photos©GTG/Magali Dougados