Chroniques

LES SOLISTES À BAGATELLE FÊTENT LEURS VINGT ANS

Annulé comme bien d’autres l’année dernière, le Festival Les Solistes à Bagatelle retrouve son public pour fêter ses vingt ans avec 12 des 250 musiciens qui se sont produits sur ses scènes depuis les premiers concerts aux Serres d’Auteuil jusqu’à ce jour à l’Orangerie des Jardins de Bagatelle. Éric Le Sage et Jean-Efflam Bavouzet étaient parmi les premiers (2004 et 2001). Ils sont revenus ce dimanche 5 septembre, donnant chacun un récital mêlant comme de tradition musique du répertoire classique et musique contemporaine. 

 

L’Orangerie qui abrite depuis quelques années les concerts s’est mise sur son trente-et-un pour l’occasion : quelques travaux intérieurs et peinture fraîche rehaussent la beauté du lieu enjolivé par ses décors végétaux et ses guirlandes de roses au plafonnier. Un anniversaire très attendu repoussé d’une année…il faut savoir patienter pour les bonnes choses et le festival Les Solistes à Bagatelle en promet à chacune de ses éditions, dont celle-ci, particulière, concoctée par Anne-Marie Réby sa directrice artistique. Le soleil boudeur jusque-là est lui aussi au rendez-vous depuis le 28 août, date d’ouverture, ajoutant son éclat et sa chaleur pour l’agrément des festivaliers. 

Pas moins de quatre créations, commandes de l’association Ars Mobilis qui porte le festival, émaillent la programmation, avec cette année des œuvres de Régis Campo (né en 1968), Michaël Jarrell (né en 1958), Christian Rivet (né en 1964), et Tristan Murail (né en 1947). Éric le Sage a placé celle de Michaël Jarrell, Albumblätter, au cœur de son programme après la Sonate n°10 en ut majeur KV.330 de Mozart. Un album de cinq pièces en lien avec les Davidsbündlertänze opus 6 de Robert Schumann, que le pianiste interprète ensuite, et dont l’esprit se réfère à la simplicité de certaines pièces schumaniennes (Album pour la jeunesse). La première repose sur un accord principal répété jusqu’au fa dièse, dont le son continu est entretenu par un dispositif électrique introduit dans les cordes, sous l’abstraction de notes mates éparses. La seconde et la quatrième (mais troisième jouée), au caractère tendre et ingénu, tournent autour du mi bémol, sur lequel se dessine une mélodie telle une comptine. La troisième semble une pièce difficile à apprivoiser, dont la fugacité échappe à plusieurs reprises à la sagacité du pianiste ! La dernière annoncée en préambule par le compositeur, un « feu d’artifice », sera pour un autre rendez-vous, écrite un peu tard. 

Ce n’est pas de candeur dont il s’agit avec la Sonate n°10 de Mozart, ni même vraiment de simplicité, même si elle coule avec un naturel inébranlable sous les doigts d’Éric Le Sage. Écrite à Paris peu après la mort de sa mère, le compositeur veut y exprimer un sentiment intime et serein, que le pianiste nous laisse entendre à la première exposition des thèmes dans l’Allegro moderato initial, la reprise apportant une lumière nouvelle. L’Andante Cantabile chante avec douce plénitude et le Finale est mis en valeur par son jeu souple et vif à la fois. On regrette cependant un usage un peu trop appuyé de la pédale pour l’acoustique réverbérée du lieu, qui trouble la si délicieuse transparence mozartienne. 

Les Davidsbündlertänze opus 6 qu’Éric Le Sage possède depuis longtemps dans son répertoire, offrent au fil de ses dix-huit pièces tous les contrastes, toutes les humeurs changeantes et les soubresauts de la musique de Schumann, de la tendre rêverie (Einfach, Zart und Singend) à l’exaltation passionnée (Ungerduldig, Lebhaft). La berceuse finale, délicate, suspend le temps dans l’extrême douceur de ses dissonances. Un univers poétique où le pianiste, lunaire Eusebius plus que turbulent Florestan, est de toute évidence chez lui. 

Après la lune, le soleil. Jean-Efflam Bavouzet nous éblouit par son jeu éclatant de vie, irradiant de lumière, et fourmillant d’idées musicales toutes plus spirituelles les unes que les autres. L’orateur se montre de plus tout aussi excellent que le musicien, lorsqu’il nous présente son programme modifié, avec sur les œuvres et leurs auteurs, quelques mots piqués d’humour et d’anecdotes. Ce spécialiste de Haydn dont il a enregistré toutes les sonates avec un talent inégalé n’a cependant pas choisi l’une d’elles en entrée de jeu, mais la Sonate n°1 en la majeur opus 50 de son contemporain Muzio Clementi qu’il parvient, fort d’imagination et d’élégance, à faire passer pour un génie ! Là où l’on pourrait craindre l’ennui, il porte un regard émerveillé, déniche des perles insoupçonnées, devient, pour notre plus grand plaisir, agréablement et génialement bavard. C’est qu’il en raconte, et l’effervescence du discours limpide et coloré, broché de mille et un détails poétiques, nous laisse à peine le temps de les saisir au vol. Vingt minutes de pure grâce passées comme un éclair et que l’on aimerait revivre ! 

Place non pas à Beethoven, mais à Liszt ensuite, avec deux œuvres peu jouées : Invocation des Harmonies poétiques et religieuses dans sa courte première version, dont la partition a été éditée en vis-à-vis du poème de Lamartine, et le Grand Solo de concert, pièce roborative et virtuose qui préfigure la Sonate en si mineur. Pas facile de faire passer une œuvre aussi spectaculaire que celle-ci, sans provoquer la sensation de saturation. Jean-Efflam Bavouzet parvient à l’élever, à en dresser le glorieux édifice avec inspiration et panache, le jeu franc et généreux, la sonorité ronde et pleine. Le concert se poursuit avec deux études de Maurice Ohana, que le pianiste a eu la chance d’approcher de son vivant. V. Quintes explore un intervalle peu usité qui, à l’instar de Debussy, ne présente pas un défi technique, mais propose un univers sonore et poétique caractérisé, dont l’énigmatique atmosphère nocturne est ici admirablement rendue. En hommage à Maurice Ravel et son concerto, l’étude IV. Main gauche seule est d’une virtuosité tournée vers l’énergie et les couleurs, qui semble un réjouissant jeu d’enfant pour le musicien. Aux bravos qui fusent de l’Orangerie pleine comme un œuf, il répond avec une Île Joyeuse de Debussy, électrique et resplendissante. 

Il reste encore quatre brillants artistes à écouter à Bagatelle, et le temps promet d’être beau le week-end prochain…rendez-vous donc sur une autre page après le 12 septembre !

Jany Campello

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