Assister à la naissance d’un nouveau festival est un moment réjouissant, surtout lorsque l’idée est inédite! Rungis Piano-Piano, tout premier festival consacré aux duos pianistiques, quatre mains et deux pianos, vient de voir le jour, à l’initiative de deux inséparables à la scène comme à la ville, les pianistes Ludmila Berlinskaïa et Arthur Ancelle. Il a ouvert ses portes au Théâtre de Rungis, sur un concert festif et joyeux donné par leurs créateurs, avec pour partenaire l’Orchestre National d’Île de France, sous la direction de Lucie Leguay. Un formidable moment de partage et de joie, en compagnie de Mozart et Poulenc…
Ils en ont eu le rêve, le désir. Cela couvait depuis un moment. Le couple le plus attachant de la sphère pianistique, établi à Rungis, l’a réalisé: un festival rien que pour les duos de piano(s). On ne s’imagine pas l’étendue du répertoire! Une formation qui, pour Ludmila Berlinskaïa et Arthur Ancelle, avait une place à prendre à l’égal des autres formations de musique de chambre. Ils ont convaincu la Ville de Rungis, leur principal et enthousiaste partenaire, de la pertinence de leur projet. Cette première édition initiée ce jeudi 1er octobre, n’a fait que la confirmer, en dépit de son format resserré. La programmation d’origine prévoyait en effet la participation de pianistes étrangers, à laquelle il leur a fallu renoncer. Mais ce n’est que partie remise et l’esprit a été sauvegardé, avec le maintien de deux grands concerts à deux pianos, l’un symphonique et concertant, l’autre consacré au jazz et à l’improvisation, et le festival off, où les amateurs ont eu leur espace.
Joie, raffinement et humour pour une première festive
Le Théâtre de Rungis a fait salle aussi comble que possible, distanciation obligée, avec trois œuvres cultes au programme. En ouverture, le Concerto pour deux pianos en mi bémol majeur K 365 que Mozart composa à son retour à Salzbourg en 1779 pour sa sœur Nannerl et lui. Les deux pianos y dialoguent d’égal à égal et font de cette œuvre l’emblème par excellence de la complicité entre ses deux solistes, une complicité à la fois affective et musicale. Le duo Berlinskaïa – Ancelle trouve ici ses marques familières, discourant avec une joie malicieuse dans le premier mouvement, échangeant tendrement les thèmes puis chantant d’une même voix dans l’admirable Andante. Quelle entente dans le phrasé, les articulations, et la réalisation si subtile des ornements! Le Rondeau-allegro bourré de caractère, est pimpant, stylé, lumineux. L’orchestre prend sa part active au dialogue surtout dans ce dernier mouvement, étoffé par Mozart de trompettes et timbales, sous la fine baguette de Lucie Leguay qui le pare de couleurs symphoniques.
Une pause pour les pianistes. Le programme se poursuit avec la Symphonie n°38 K 504 « Prague ». La plus célèbre sans doute après les deux dernières. Lucie Leguay en offre une lecture d’une grande clarté, soulignée par l’acoustique du lieu qui met en valeur les bois, mais dessert les pupitres des cordes. Une interprétation de très belle tenue, cependant fort sage…
La seconde partie consacrée à Poulenc l’est beaucoup moins. D’abord un amuse-bouche orchestral avant le deuxième concerto de la soirée: Deux marches et un intermède, musique de table composée en 1937 pour accompagner un dîner à l’occasion de l’Exposition Internationale. Il sont deux à se partager la tâche: Georges Auric a les plats de résistance, Poulenc le fromage et le dessert! Une aimable bagatelle pour le compositeur, quoiqu’il utilisera la dernière marche dans le Dialogue des Carmélites. L’occasion pour l’orchestre et Lucie Leguay de sortir de leur réserve, et de prendre au pied de la lettre la joviale gouaillerie de ces pièces. Les pianos et les pianistes reviennent sur scène pour le fameux Concerto pour deux pianos et orchestre de Francis Poulenc, créé en 1932 par le compositeur et son compère Jacques Février. Dans une mise en place parfaite, essentielle pour ne pas le « déglinguer », suivant le mot de Poulenc lui-même, les musiciens, orchestre compris, prennent plaisir à faire pétiller d’humour et d’esprit cette œuvre patchwork, truffée de clins d’œil à Bach, Rachmaninov, Saint-Saëns… et surtout Mozart et Ravel. L’entente du duo est tout aussi manifeste dans les épisodes où charme et tendresse dominent, tel le larghetto « alla Mozart » qu’est le second mouvement, mais aussi dans cette miraculeuse coda du premier mouvement dont les sonorités délicates et hypnotiques imitent le gamelan balinais, s’épuisant doucement sous la résurgence ténue d’une évocation ravélienne aux harmoniques du violoncelle solo. Le dernier mouvement scelle la complicité des musiciens cette fois dans l’encanaillement, une fine impertinence qui a juste ce qu’il faut de potache, et ne franchit jamais le pas de la trivialité. Quel spectacle épatant que de voir ce couple de pianistes s’amuser des coq-à-l’âne de cette musique, se jouer de son second degré avec tant d’esprit! Ceux qui aiment voir les mains des pianistes en ont eu la possibilité, sur un écran longeant la rampe, offrant une vue en gros plan des claviers. Mais le meilleur du spectacle était assurément sur scène, et dans l’écoute! Jusqu’au charme de ce bis très explicite, donné ensemble par elle, dans son éclatante robe vermillon, et lui, sobrement vêtu de noir: Always with you, du compositeur russe Alexandre Tsfasman.
Jany Campello
crédit photos: Laurent Ardhuin