Chroniques

MUSIQUES D’AMÉRIQUE ET D’AILLEURS AU PRINTEMPS DES ARTS DE MONTE-CARLO

L’Amérique, fil rouge de l’opus 2 de son directeur artistique Bruno Mantovani, s’invite au Printemps des Arts de Monte-Carlo, au cœur d’une programmation où le cross-over dans le temps et l’espace est la règle, avec pour devise « ma fin est mon commencement ».  

C’est à Guillaume de Machaut que Bruno Mantovani a emprunté l’adage, titre d’une chanson du compositeur du quatorzième siècle, qui dicte l’esprit de sa programmation depuis sa première édition l’année dernière. Ainsi croise-t-il les époques, comme dans ce récital du claveciniste Jory Vinikour où se côtoient musiques baroque et contemporaine, mais aussi les périodes créatrices d’un compositeur, réunissant le temps d’un concert ses œuvres de prime jeunesse et celles ultimes, avec notamment Sibélius et Scriabine à l’affiche cette année. Tendant des passerelles géographiques, il met en miroir des musiques moins éloignées qu’elles n’y paraissent, comme celle de l’américain Samuel Barber et celle du finlandais Jean Sibélius. C’est à ce voyage qu’à l’orée d’un week-end musical le festival nous convie à l’Auditorium Rainier III où le BBC Symphony Orchestra, assurément l’un des meilleurs orchestres actuels, occupe la scène sous la direction de la cheffe finlandaise Eva Ollikainen. 

Grande traversée de Barber à Sibélius  

En première partie, la toute première Symphonie n°1 op.9 de Samuel Barber, créée en 1936, est un condensé de musique en un seul mouvement. Dans un souffle soutenu et puissant, ses différents épisodes s’enchaînent sans rupture, et celui central au tempo plus lent conserve, par la chaude voix du hautbois solo, ce lyrisme profond et la plénitude que la cheffe sait insuffler par sa direction tenue. Le geste précis et expressif, elle en soulève les amples phrases, sollicitant de l’orchestre un son dense, nourri, intense et somptueux, qui tient l’auditeur captif du début à la fin sublimée par les longues tenues des cuivres. 

Un piano prend place au cœur de l’orchestre pour bTunes de Betsy Jolas, commande de la BBC et de Radio France récemment créée à Londres. Cette « suite moderne » comme la définit la compositrice franco-américaine âgée de 96 ans qui n’a pu se déplacer à Monte-Carlo, est une sorte de compilation de fragments de souvenirs musicaux qu’elle agence suivant sa fantaisie et non sans humour. S’instaure un jeu complice entre le pianiste Nicolas Hodges et l’orchestre, où provocation, défis, traits d’esprit ne manquent pas. Interruptions incessantes et bruitages intempestifs (bruits de chutes d’objets, claquements, grincements…) donnent à cette pièce une théâtralité qui pimente son caractère volontairement décousu. 

Traversée de l’océan pour les terres nordiques avec deux œuvres de Jean Sibélius. En saga op. 9, sa deuxième œuvre symphonique, séduit par sa beauté mélancolique mise en valeur par les solistes de l’orchestre : la longue mélopée de l’alto solo, les somptueuses sonneries des cuivres, le son velouté du hautbois et enfin le chant nostalgique de la clarinette sur les tenues des cordes apportent de superbes couleurs à cette fresque lyrique magnifiquement rendue par Eva Ollikainen. Avec son unique mouvement, elle inspirera Barber lors de la composition de sa première symphonie : la Symphonie n°7 en ut majeur op.105 de Jean Sibélius, dernière qu’il ait composée, nous semble enfermée sur elle-même, tant son écriture touffue creuse en permanence son climat sombre et lourd dont elle ne parvient à sortir. Sur l’insondable profondeur des cordes graves, la cheffe en modèle les contours lyriques avec ampleur. Il fallait en bis l’emblématique et populaire Valse triste interprétée ici avec grande finesse pour ravir définitivement l’auditoire.

Le clavecin par Christophe Maudot : ordre en désordres…

Le lendemain dans l’après-midi on se rend dans une grande salle Art déco ornée d’or du One-Monte-Carlo, pour écouter le claveciniste américain Jory Vinikour. Il interprète d’abord des pièces du compositeur baroque allemand Johann Jacob Froberger, héritier de Frescobaldi qui fut son maître à Rome. Toccata (III), Suites (XII et XX), Capriccio, Canzona se succèdent sans que rien de saillant ne ressorte vraiment de la rhétorique plutôt convenue du musicien. La création mondiale de l’œuvre de Christophe Maudot, Désordres passagers pour clavecin, vient heureusement flatter notre oreille, avec ses douze pièces titrées réunies en suite, ou ordre. Il n’est pas si fréquent d’entendre de la musique contemporaine écrite pour clavecin quand bien même Ligeti avec Continuum, Ohana avec Chiffres de clavecin, Xenakis avec entre autres Khoai et Naama en ont donné d’illustres exemples, aussi celle-ci ne peut qu’éveiller notre curiosité. Si Maudot n’outrepasse pas les limites du clavecin comme le fit Xenakis, il se plait à rechercher les effets électroacoustiques à partir des éléments typiques de langage de l’instrument. Dans ces « Désordres », il propose diverses explorations, commençant avec des accords arpégés qui le font richement sonner avant de se dissoudre dans quelques notes en cascades dans Entrée, suivis des trilles d’Oscillations s’élevant vers l’aigu puis redescendant, telles des variations de fréquences sonores. Synchronisation puis désynchronisation au moyen de la polyrythmie opposent le ludique Tétracordes au vivant En mesure s’il vous plait, comme le yin et le yang. Le subtil motorisme d’En passant par la côte ouest est un clin d’œil à la musique répétitive américaine. La dernière marche de Meckembourg qui évoque celle des déportées de Ravensbrück, est bâtie sur une ligne continue en trois pour deux interrompue par un effondrement d’arpège et un long silence. Hommages et tombeaux sont aussi là selon la tradition pour honorer les compositeurs admirés : Ton That Tiêt, Luc Ferrari, Robert Palmer (le chanteur britannique) et Jean-Claude Risset : pluie de notes aigües en boucle dans celui de Ferrari, et formules d’arpèges descendants ralentis en lente chute parcourant tout le clavier pour celui de Risset qui vient clôturer cette suite finalement plutôt bien ordonnée…

Une poétesse pour Scriabine 

À l’Opéra Garnier, une seconde soirée est consacrée aux Sonates d’Alexandre Scriabine, interprétées par le pianiste russe Peter Laul, Premier Prix du Concours International Scriabine de Moscou en 2000. Il remplace la pianiste Varduhi Yeritsyan empêchée par une blessure. Des dix Sonates, on entend ce soir-là les numéros 3, 6, 7, 10 et 4, chacune précédée d’un poème de la poétesse Anna Akhmatova, dit en russe par Svetlana Ustinova, puis dans sa traduction française par Jean-Yves Clément. Bruno Mantovani nous aura auparavant invités à goûter à leur musique et à leur rythme, à apprécier leur concision à l’image de celle de ces sonates, jouées toutes par cœur par le pianiste. Il les portent en lui, les possède, les dominent, faisant fi de leurs complexités avec une énergie et une inspiration inépuisables. La troisième « États d’âme » ne conserve du romantisme que l’exaltation et l’introspection. Bravoure, tendresse, enfin vertige et incandescence du dernier mouvement qui place au bord du gouffre… le pianiste va au bout de cette musique de l’extrême. Il nous fait entrer dans un autre monde avec la Sonate n°6 en un seul mouvement. Passés accords denses, noirs, sauvages et immatérialité des traits fuyants, son jeu devient frénétique, halluciné. De leurs notes aigües telle une lumière arrachée au noir, les trilles virtuoses viennent déjà obséder la mystique Sonate n°7 dite « Messe blanche ». La Sonate n°10, la dernière écrite elle aussi en un seul mouvement, vibrionne de ses multitudes de trilles, hors sol, en flammes vacillantes d’abord, puis s’embrasant sous le jeu frénétique du pianiste. Enfin il clôt son récital sur les accents poétiques rêveurs et attendris de la Sonate n°4, dont le second mouvement exalté, passionné, se termine par une triomphante cadence parfaite.

Jany Campello

 

crédit photographique © Alice Blangero- Printemps des Arts de Monte-Carlo

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