La saison musicale des Invalides proposait mardi 11 avril, à l’orée de la Semaine Sainte, un concert de musique de chambre autour du Quatuor pour la fin du Temps d’Olivier Messiaen, réunissant Charlotte Juillard au violon, Aurélien Pascal (qui remplaçait au pied-levé Bruno Philippe) au violoncelle, Raphaël Sévère à la clarinette et Tristan Raës au piano. Un programme exigeant et dense les associant par deux, trois et enfin quatre, dans des œuvres en liens avec la guerre et son terrible contexte. Des musiques qui sonnent avec une acuité particulière alors que les chars et les obus dévastent aujourd’hui l’Ukraine.
Béla Bartók ne songeait pas encore à quitter l’Europe pour l’exil lorsqu’en 1938 il composa Contrastes pour violon, clarinette et piano, mais il percevait déjà les bruits de bottes et la menace nazie. L’œuvre en trois mouvements commence par une Verbunkos, musique d’enrôlement militaire, dont les interprètes s’emparent des rythmes pointés et des cinglantes sonorités guerrières avec énergie et engagement, sur le piano sombre de Tristan Raës. Par opposition, ils semblent plonger le deuxième mouvement Pihenö dans une étrange nuit, étirant le temps, hors de toute rythmicité, hors de toute lumière, dans un climat de désolation. L’énergie reprend et redouble dans le dernier mouvement Sebes, annoncé par le grinçant triton du violon, les musiciens laissant libre cours à sa danse effrénée, emportant l’auditoire dans ses rythmes irréguliers. Raphaël Sévère passe avec aisance de sa clarinette en si bémol à sa clarinette en la, projetant des sonorités tantôt rondes, tantôt stridentes, sur les sons râpeux du violon écorché vif de Charlotte Juillard. Saisissant !
Humeur plus « aimable » de la Sonate pour violoncelle et piano de Francis Poulenc, dans l’intimité du Grand Salon : écrite en 1940, après le premier armistice, et achevée bien des années plus tard (en 1948) à la demande de Pierre Fournier, elle semble feindre le détachement par son esprit de légèreté (Allegro, tempo di marcia). L’archet d’Aurélien Pascal y chante admirablement et, nostalgique, paresse langoureusement dans sa belle Cavatine. Le Finale, magistralement soutenu au piano, a cette saveur douce-amère, frisant parfois la dérision, entre gaité et drame, mais demeure au bout du compte dans l’esprit de fête.
Raphaël Sévère ne se contente pas d’interpréter, il est aussi compositeur. Et c’est une pièce étonnante, pour clarinette, violon et piano, qu’il a inscrite au programme : Orages d’acier, dont il donne à découvrir le premier mouvement, Dans les tranchées de craie champenoises. Inspirée de l’œuvre littéraire éponyme d’Ernst Jünger, datée de 1920, où l’écrivain relate son expérience de soldat puis d’officier allemand dans la terrible guerre des tranchées, elle évoque le bruit incessant de l’artillerie, sa perception loin, ou proche, le sentiment de peur qu’il génère, les montées d’adrénaline, le pouls et le cœur qui s’emballent, les escarmouches… Le violon et la clarinette font retentir ici avec violence et affolement la fureur de la guerre, sur l’implacable ostinato du piano. Une œuvre remarquablement écrite et prenante, qu’on aimerait entendre dans son intégralité.
Œuvre singulière en huit mouvements, ou plutôt tableaux, inspirée du dixième chapitre de l’Apocalypse de Saint-Jean, le Quatuor pour la fin du Temps fut composé en 1940 au Stalag de Görlitz, alors en Allemagne, par Olivier Messiaen qui s’y trouvait prisonnier. Ainsi que le souligne le musicologue Jerzy Stankiewic dans la note de programme, il n’y est pas question comme dans la pièce précédente, de la réalité de la guerre, mais dans la souffrance de la captivité, de se concentrer sur le monde spirituel et la musique, dont il trouve l’inspiration dans la couleur, celle des aurores boréales et celle de l’Arc-en-ciel qui ceint la tête de l’Ange de l’Apocalypse, dont il a la vision. Le quatuor, créé dans son intégralité en 1941, devant les prisonniers du camp, ouvrait alors une ère nouvelle en musique, comme l’Ange auquel il est dédié, qui annonce la fin du temps, ouvre lui les portes célestes. Et c’est ce sentiment que nous avons immédiatement à l’écoute des quatre musiciens, en parfaite osmose sonore et esthétique, notamment dans les plains-chants des violon et violoncelle de la puissante Vocalise pour l’Ange qui annonce la fin du temps, puis à l’unisson dans la Danse de la fureur pour les sept trompettes. La Liturgie de cristal aura auparavant fait dialoguer dans d’inatteignables cimes le merle et le rossignol de la clarinette et du violon. L’Abîme des oiseaux, qui est son pendant, est renversant de beauté, par les souples et lumineuses vocalises à la clarinette de Raphaël Sévère. La Louange à l’Éternité de Jésus, temps magnifiquement suspendu par Aurélien Pascal et Tristan Raës, est poignante de douceur. Le Fouillis d’arcs-en-ciel pour l’Ange qui annonce la fin du temps, jubile de couleurs et de lyrisme, et enfin, Charlotte Juillard nous invite au recueillement avec la Louange à l’immortalité de Jésus, et c’est alors ce sentiment d’humanité et de vie qui domine au terme de ce programme, en prélude à la résurrection célébrée en ce mois de printemps.
Jany Campello