On doit à Reinhold Würth, industriel allemand, collectionneur et grand mélomane, l’existence de ce festival au cœur de l’Alsace, dont la cinquième édition s’est achevée le 14 novembre. Cette année, peinture, sculpture et musique se sont accordées pour convoquer tout un bestiaire, colonisant la scène comme les cimaises et autres espaces intérieurs et extérieurs du superbe musée Würth.
Heureux de retrouver ce festival après une année d’interruption due à la crise sanitaire, on arrive depuis Strasbourg dans l’enceinte de l’entreprise Würth, à Erstein. Pour ceux qui y viennent pour la première fois, l’endroit est assez insolite. Les imposants bâtiments du leader de la quincaillerie industrielle forment un drôle d’écrin à un musée de belle architecture contemporaine, entouré aussi d’une nature superbe en cette saison. Sur le parvis, juste avant l’entrée, un énorme coquillage en bronze doré, sculpture de Marc Quinn, évoque « l’origine du monde ». En ce dimanche, l’intérieur grouille de visiteurs. À cette heure, nombreux se restaurent dans la lumineuse cafétéria, après avoir assisté au Carnaval des Animaux, grand rendez-vous du festival cette année anniversaire de la mort de Saint-Saëns. Trois autres concerts les attendent l’après-midi. Et bien sûr la visite de l’exposition.
Évènement temporaire orchestré par Marie-France Bertrand, la directrice du musée, Bestia réunit des œuvres d’art puisées dans la collection Würth et des sujets naturalisés du Musée Zoologique de Strasbourg. La galerie prend une allure de cabinet de curiosité, où lièvres, renards, ours, papillons, loups et compagnie viennent dialoguer avec leurs représentations artistiques de Georg Baselitz, Max Ernst, Gerhard Richter, Barry Flanagan… Une belle perche tendue à Olivier Erouart pour la thématique de son festival ! Au plumage il fallait bien le ramage, et de Janequin à Poulenc et Messiaen, autant dire que le règne animal ne manque pas d’expression ! Volatiles et plantigrades variés ont ainsi peuplé les programmes des artistes invités, parmi eux Les Métaboles, Clément Lefebvre, le trio Zadig…
Jour de clôture, ce dimanche se succèdent les interprètes. Le jeune pianiste Virgile Roche, lauréat du Concours Piano Campus 2020 et du Concours International de musique de chambre de Lyon 2021, ouvre son récital avec La Plainte, au loin, du faune…, courte pièce de Paul Dukas composée en 1920 pour le Tombeau de Claude Debussy. Atmosphère énigmatique et dolente, référence manifeste au célèbre Prélude, le pianiste plante avec elle un décor, comme avec les deux pièces suivantes de Mel Bonis : une scène charmante Près d’un ruisseau (op.9) et un Moustique qui vous tourne autour ! La nature n’a pas forcément que du bon mais Le moustique (op.66) est en final bien sympathique, limité à son évocation sonore, et sous les doigts d’un pianiste imaginatif et habile qui sait saisir dans la partition sa touche humoristique. C’est une volière qu’il ouvre ensuite avec les Petites esquisses d’oiseaux d’Olivier Messiaen, laissant échapper du piano rouge-gorge, merle noir, grive musicienne et alouette des champs. Autant de chants auxquels il sait donner relief et couleurs vives, l’expression subtilement nuancée. Une autre Alouette vient se joindre au colloque, celle doucement mélancolique, mais toute aussi délicate et chantante de Mikhaïl Glinka dans l’arrangement de Balakirev. les Tableaux d’une exposition de Modest Moussorgski offrent un tout autre cadre pour les bœufs de Bydlo et les poussins dans leur coque et leur ballet. On est à Kiev, à Limoges, aux Tuileries…On est surtout au musée ! Virgile Roche donne une lecture souple et vivante de chaque tableau, à son aise dans une narration à la fois contrastée et cohérente, faisant magnifiquement sonner le piano dans La grande porte de Kiev !
Grande schumanienne, Claire Désert a consacré une dizaine de disques au compositeur allemand, joué les plus belles de ses pages depuis sa plus tendre jeunesse. Ce n’est pas d’animaux dont elle vient nous entretenir en musique, mais de la nature, qui leur est si essentielle. Elle propose d’abord une incursion chez Claude Debussy, avec quatre de ses Préludes des Premier et Second Livres. Les Feuilles mortes sont une jolie allusion à l’automne dont les couleurs parent le parc alentour. La pianiste installe une atmosphère paisible et douce dans les résonances voilées de ses accords, esquisse des couleurs, que l’on retrouvera, après une Ondine très expressive et parfaite dans son élément aquatique, plus prononcées, lumineuses et tendres dans Bruyères. Ce qu’a vu le vent d’Ouest raconte la mer et les tempêtes, les imprévisibles bourrasques, les dangers…Claire Désert nous en montre la grisaille des nuages lourds, les sombres inquiétudes, la tourmente intérieure plus que la violence des éléments. Cette vision nous conduit tout droit à Robert Schumann.
Une journée en forêt avec ses Waldszenen op.82. « Entrez avec moi dans cet endroit merveilleux hors du monde » semble-t-elle nous dire, dans une aura de douceur, avec les si heureuses sonorités d’Eintritt (Entrée). Mais dès la pièce suivante, le prosaïque Jäger auf der Lauer (Chasseurs aux aguets), la civilisation se rappelle à nous bruyamment et avec agitation. Sa forêt nous offre ses attendrissantes Fleurs solitaires (Einsame Blumen) et la légende de son Lieu maudit (Verrufene Stelle), contées avec grâce et retenue. La pianiste inonde d’une lumière printanière Freundliche Landschaft (Paysage souriant) et diffuse une lueur chaleureuse et réjouie dans À l’auberge (Herberge). Seul représentant de la faune des lieux, son Oiseau-prophète (Vogel als Prophet) d’une beauté surnaturelle est une magique apparition, enfin la joie triomphante de Jagdlied (Chant de chasse) laisse place à un émouvant Adieu (Abschied).
Les Études symphoniques op.13, que Claire Désert vient de publier au disque (label Mirare), sont tout aussi captivantes. Elle en donne la première version de 1837 (12 variations), couplée des cinq variations posthumes. Ici se sont des paysages intérieurs qui défilent depuis la sombre marche du thème jusqu’à celle triomphale de la douzième variation. Ce long parcours redoutable de difficultés tant techniques qu’interprétatives, qui peut devenir un véritable chemin de croix pour l’interprète autant que pour l’auditeur, Claire Désert en fait une évidence. Jamais grisée par leur virtuosité, sa maîtrise technique absolue s’efface devant l’expression toujours sincère et intense, la profondeur et la retenue du discours, l’émotion constante. Il faut une énergie considérable pour jouer ainsi, avec autant d’engagement, sans céder aux purs effets. Avec ces fragments et leur discontinuité d’atmosphères, elle trace une voie qui traverse toutes les humeurs schumaniennes, le jeu ici fiévreux (variation 2), là tumultueux (variation 6), là encore palpitant (variation 7), ou solennel et intériorisé (variation 8). Le fantastique et l’étrangeté habitent la variation 5 et l’aérien presto de la 9. La variation 11, au legato parfait, est un modèle de douceur où s’échangent de tendres confidences. Les cinq variations posthumes sont quant à elles un sommet d’inspiration. Quels émouvants dialogues dans les deuxième et troisième variations ! Quelle pudeur dans la rêveuse quatrième, et quelles délicates suspensions dans la stellaire cinquième d’une douceur et d’une poésie à fondre d’émotion ! La Cathédrale engloutie, Prélude de Debussy, vient en bis prolonger la magie de l’instant, de ses sonorités nimbées de résonances mystérieuses. Une magnifique conclusion pour cet attachant et atypique festival !
Jany campello
À écouter :
R. Schumann : Études Symphoniques op.13, Études sur un thème de Beethoven WoO 31, Geistervariationen WoO 24. Claire Désert, piano. Label Mirare, 2021. durée 68:00.
crédit photos © Charles Urban