Paris reprend son souffle musical avec l’ouverture de sa saison de concerts. Et quel souffle, ce mercredi 9 septembre, à la Philharmonie! L’Orchestre de Paris dirigé par la cheffe américaine Marin Alsop a rassemblé son plus large effectif pour cet inaugural concert, après des mois d’abstinence, pour donner la Symphonie n°5 en ré mineur opus 47 de Chostakovitch, précédée du Concerto pour piano n°1 en ut majeur opus 15 de Beethoven, sous les doigts de Khatia Buniatishvili. Alors que les musiciens prennent place sur la scène, pleuvent les vigoureux applaudissements d’accueil d’un public emplissant tous les rangs de la salle Pierre Boulez, masqué et à juste espacement. Le concert peut commencer…
La tendreté romantique de Kathia Buniatishvili
L’on est d’abord admiratif de la précision horlogère avec laquelle Marin Alsop dirige l’orchestre, pour le moment en effectif réduit à l’instrumentarium beethovénien, dans l’introduction du concerto. Les départs sont donnés avec une clarté d’intention aboutissant pour chacun d’eux à des attaques soignées et homogènes. Il en est de même pour les durées, d’une netteté rare. Les thèmes à l’orchestre apparaissent droits, et majestueux, dans des couleurs et des contours d’une grande finesse. Le piano de Khatia Buniatishvili entre en scène comme par effraction, dans une approche très intimiste. Le jeu de la soliste contraste avec ce que l’on entend de l’orchestre: très peu articulé, fluide, dans un fondu quasi constant qui au début voile la clarté de l’énoncé, il ne semble pas se situer sous les mêmes éclairages. Elle tourne ce concerto encore imprégné de l’influence mozartienne, vers un horizon « romantique » tout de tendreté. La ligne mélodique émerge ainsi, prend alors parfois des sinuosités, jusqu’à se lover dans la masse orchestrale et s’y dissoudre. Le ton est à la tendre confidence et non pas à l’éclat. Il s’exprime avec la même affectation dans le largo doucement mélancolique, sous l’oreille attentive de Marin Alsop, très à l’écoute de la respiration du piano. On est captivé par la belle densité orchestrale, les longs legato modelés par les bras de la cheffe, les superbes couleurs des bois, et en particulier l’élégante présence de la clarinette dans ses entretiens avec le piano. La soliste impose dans le dernier mouvement – Rondo allegro – un tempo extrêmement vif, emportée par son enthousiasme, que la cheffe semble tenter de tempérer, mais en vain. La pianiste n’est jamais en difficulté dans cette vitesse, les moyens techniques sont là. Mais l’éloquence beethovénienne s’en trouve souvent écornée. Le jeu file, impondérable. Khatia Buniatishvili y est tel un chat, prodiguant des démonstrations de tendresse, interrompus par d’impulsifs coups de griffe. Le public sensible à son touchant discours lui réclame un bis, et c’est une carte ô combien expressive qu’elle choisit d’offrir: l’adagio du concerto en ré mineur BWV 974 de Bach, écouté dans un silence recueilli qui se prolongera bien au-delà de la dernière note.
Chostakovitch sous haute tension
Dix minutes de pause nécessaires pour réorganiser la scène, et le concert reprend avec la Symphonie n°5 de Chostakovitch. Cette œuvre, l’Orchestre de Paris la connait sur le bout des doigts, elle est depuis longtemps une clé de voûte de son répertoire. L’on se souvient notamment des récentes interprétations marquantes sous les baguettes de Paavo Järvi et de Klaus Mäkelä. Ce soir, La cheffe allemande la prend à bras le corps, ne laissant rien échapper à son contrôle, dans une concentration de tous les instants. Là davantage encore la précision du geste impressionne. Quelle direction fascinante! Marin Alsop construit cette œuvre qu’elle dirige sans partition, avec une vision de son architecture, de ses volumes, de ses dynamiques, remarquable de netteté, d’intégibilité. Ce qui frappe dès les premières pages, c’est le climat qu’elle instaure, dépourvu de pathos, ne cédant pas au poids ni à l’épaisseur de sa noirceur sous-jacente, révélant ainsi toute l’ambiguïté de cette œuvre, celle découlant du sous-titre du compositeur: « Réponse d’un artiste soviétique à une juste critique », alors que l’autorité suprême lui reprochait le caractère sombre et pessimiste de sa précédente création. Dans le premier mouvement, allegro con brio, elle tient d’un bout à l’autre la tension dans sa montée en puissance, jusqu’à son exacerbation, faisant sourdre l’angoisse puis la rage, dans les traits stridents des violons et les sombres sonorités des cors. L’allegretto marque le pas dans la danse champêtre qu’il est sensé être. La valse sur fond de cuivres et caisse claire est volontairement engourdie, empesée sur chacun de ses temps, préparant ainsi l’effet saisissant de la progression dramatique. Après la désolation du largo, le dernier mouvement est tout bonnement spectaculaire, porté au paroxysme, depuis les sons acides et tendus des cordes et des flûtes mêlées, les nerveux ostinatos, les chants éperdus, jusqu’à cette décélération extrêmement poignante, cette descente graduelle vers le chant lisse et apaisé des cors, magnifiques. Sa fin triomphale, tel un combat gagné, fait éclater les applaudissements, couronnant une soirée comme nous n’en avions pas vécue depuis longtemps. La saison est partie d’un bon pied, la musique est bel et bien là, sur scène, et dans toute sa mesure, on croise les doigts pour la suite…
Jany Campello
Concert à voir ou à revoir sur Philharmonie de Paris Live: http://live.philharmoniedeparis.fr
crédits photos: Gavin Evans/Sony Classical (Khatia Buniatishvili), Grant Leighton (Marin Alsop)