Lorsque le rideau doré du Théâtre des Champs Élysées se lève, le noir béant de la scène semble avoir mangé le décor d’Éric Ruf, dont on distingue seulement quelques ombres, et son atmosphère impénétrable nous saisit tout autant que les premières secondes de musique jouées en fosse par l’orchestre Les Siècles. Entre obscurité souterraine et rares lueurs, la musique de Debussy portée par un remarquable plateau vocal sous la direction de François-Xavier Roth n’a alors de cesse de creuser l’épaisseur et la violence du poème de Maeterlinck.
L’obscure fascination de l’eau noire et la quête impossible de la lumière
La nuit semble-t-il. Ou le crépuscule, une vague lueur dans le brouillard. Une forêt de filins qui tombent d’un ciel improbable. Trois ombres, trois femmes silencieuses vêtues de noir passent : servantes, …ou Parques? Les couleurs du tableau sont posées, le ton est donné. L’inéluctable destinée, le perpétuel recommencement de la souffrance humaine, sa tristesse infinie déplorée à la fin par Arkel, le patriarche, vont trouver leur densité dans ce décor du gris anthracite au noir. Gris de cendres semblant recouvrir irrémédiablement les escaliers et plateformes de part et d’autre de la scène. Noir de l’eau croupissante, tour à tour fontaine, mare souterraine, mer…omniprésente jusque sous les pieds du lit de Mélisande mourante. Cette eau au pouvoir magnétique – Pelléas joue à perdre l’équilibre sur le gué des pierres, Mélisande s’y penche l’effleurant de ses doigts – cette eau dans laquelle tombe une couronne, puis un anneau de mariage, est ici « cette tombe à ce qui meurt en nous » (G. Bachelard, L’eau et les rêves). Gris sombre aussi, ce filet-forêt suintant en suspension, et la paroi concave de ce puits – tour en négatif où Mélisande apparaît, scintillante. Seule lumière dans cet univers sans jour, celle dorée de la fenêtre de la chambre, conjuguée avec le roux flamboyant de la chevelure de Patricia Petibon (Mélisande). Éric Ruf introduit dans ce décor aux éclairages savamment dosés par Bertrand Couderc un vocabulaire symboliste dont le sens n’échappe à personne, comme ces petits bateaux de papier figurant les moutons, qu’Yniold fait voguer sur le bassin, et surtout comme l’abondante chevelure feu qui descend « tangiblement » le long de la tour dans une épaisseur exagérée donnant tout de même à sourire. Remarquablement dirigés, les personnages y évoluent dans des interactions sans emphase et suivant une gestuelle suffisamment expressive et paraissant naturelle.
Patricia Petibon, Mélisande de chair mais aphone, forme exceptionnellement un binôme avec celle qui a triomphé dans le rôle il n’y pas longtemps à Lille, Vannina Santoni. Enceinte de huit mois, la chanteuse appelée à la rescousse lui prête sa voix, au bord de la scène. On s’accommode rapidement de la situation, les deux femmes étant parfaitement en phase, et la voix de Vannina apportant sa fraicheur et sa lumière dans ce Royaume d’Allemonde qui semble y avoir renoncé depuis longtemps. Quelle délicatesse et quelle précision dans son expression, quelles subtiles nuances de brillance dans son timbre rond et léger à la fois, qui savent épouser les élans comme les abattements de son personnage ! Patricia Petibon parle et chante avec son corps, émouvant, tendu désespérément vers la vie : sa Mélisande ne cherche-t-elle pas de ses doigts, dans ses derniers instants, cette vaine lumière au fond de l’eau, celle de l’anneau échappé ? Elle est ce corps étranger dans cette dynastie en voie d’extinction que forment les autre personnages, telles ces étoiles qui disparaissent du ciel pour sombrer dans le noir abyssal. Simon Keenlyside incarne un Golaud rustre, d’une brutalité et d’une violence extrêmes, qui n’a rien de chevaleresque. Épouvanté par sa jalousie viscérale, il ne fait point usage de son épée, mais égorge Pelléas. Le chanteur anglo-saxon théâtralise le rôle dans son jeu comme dans sa diction à la prononciation parfaite, au point que son usage du quasi parlando, dont il accuse la différence avec le timbre chanté, la voix par moment volontairement décolorée, prend dans les deux premiers actes une importance telle que l’ouvrage lyrique symboliste verserait presque dans l’expressionnisme. Il fait forte impression dans le troisième acte, la scène de la grotte où usant pleinement de sa voix imposante dans le grave, il tente d’intimider son jeune frère. Stanislas de Barbeyrac est un Pelléas fougueux et touchant lorsque dans une attitude empruntée et humble, il avoue à mi-voix son amour à Mélisande. Sa voix au timbre chaleureux et d’un ambitus large lui donnant une aisance dans les graves comme dans les aigus convient parfaitement au rôle, dont il sait traduire la complexité par le choix des intonations et une présence scénique convaincante. Arkel trouve avec Jean Teitgen sa place de patriarche bienveillant et protecteur, dont la douceur émeut dans le dernier acte. Sa belle voix grave et stable confère au personnage cette autorité mâtinée de gentillesse et de compassion, qui ne bannit quiconque mais sait prendre soin des êtres. Lucile Richardot est une admirable Geneviève. Pour incarner la femme mâture, la mère de Golaud et Pelléas, elle a travaillé la texture onctueuse de sa voix, donnant une concentration particulière à la couleur de son timbre : sa lecture de la lettre de Golaud est particulièrement émouvante, dans la justesse de ses inflexions et sa noblesse de ton.
Chloé Briot fait des prouesses dans le rôle d’Yniold, le jeune enfant de Golaud. Elle prête à son innocence sa voix ronde et vive, qu’elle sait assombrir lorsque la tension dramatique s’accroit sous la pression de Golaud. Dangereusement perchée sur un mât qui fait office d’arbre, dans une position plus qu’inconfortable, elle va au bout de son « J’ai terriblement peur ! » dans un engagement scénique et vocal infaillible. Thibault de Damas, davantage marin que médecin, ne parvient pas, dans la scène finale, à imposer à son juste niveau sa docte présence, cantonné au fond de la scène.
L’orchestre de François-Xavier Roth est lui omniprésent, organiquement mais aussi dans la couleur et les textures que le chef choisit d’en extraire. Les timbres des instruments d’époque mélangés dans la fosse, loin de se fondre dans la fluidité d’une luxuriance sonore qui procéderait par amples vagues, des sombres tréfonds des cordes, des bassons et des trombones à la lumière scintillante des flûtes et des harpes, sont utilisés à cru dans l’acoustique sèche du Théâtre des Champs-Élysées. Aussi sombre que le décor, le son de l’orchestre a une rugosité, une âpreté qui colle au drame, une pesanteur aussi, en particulier dans l’interlude suivant la scène surnaturelle de la tour, où il devient caverneux, rêche et presque grinçant, annonçant l’atmosphère épaisse et poisseuse du souterrain du château dans la scène suivante. Un parti pris puissamment affirmé, sans concessions, qui nous livre une autre esthétique que la beauté plastique du son. On regrette seulement que par moment, l’orchestre trop volumineux submerge les voix, surtout dans le premier acte, celle au fil délicat de Vannina Santoni.
Les costumes de Christian Lacroix apportant leur surcroît expressif par la riche association de leurs matières et de leurs références, on ressort de cette représentation avec une impression intense, qui marque au plus profond. Un drame humain intemporel s’est joué, qui a dépouillé les âmes, les livrant à nu. De l’ouvrage symboliste à sa transcription expressionniste avivée par Les Siècles, la frontière est bien mince.
Jany Campello
crédit photos © Vincent Pontet