Mars 2019, à l’auditorium Rainier III de Monte-Carlo: Marc Monnet avait invité le pianiste Philippe Bianconi à relever un défi: celui de jouer en une soirée les deux concertos pour piano de Brahms. Avec l’Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo dirigé par Michal Nesterowicz, il le fit en effet magistralement, dans un investissement artistique et humain sans commune mesure. Une soirée mémorable! Le Festival Printemps des Arts de Monte-Carlo a gravé cet exceptionnel temps fort sur un album (double CD) qui vient de paraître.
La flamme ravivée des concertos de Brahms

Il faut savoir se mesurer à ce diptyque monumental que forment les deux concertos pour piano de Johannes Brahms. Non point qu’ils soient des titans qu’il faille affronter, mais leur facture et leur dimension symphonique, leurs durées de l’ordre de quarante cinq minutes chacun, exigent de leurs interprètes, soliste et chef, un engagement expressif et aussi physique, un concentré d’énergie, et surtout une entente, une communauté de vision sans failles. Composés à plus de vingt ans d’intervalle, le premier concerto théâtralise, avec ce que la violence a de frontal, les contours sombres d’une tragédie, tandis que le second respire la sérénité, et dans ses sinuosités, rayonne d’une lumière teintée par endroits de mélancolie. Deux œuvres puissantes, qui par leurs caractères opposés et leur complémentarité s’assemblent ici comme le yin et le yang. Bien qu’antagonistes, ces concertos ne pourraient exister l’un sans l’autre dans tout l’œuvre de Brahms, formant un univers parachevé, sans autre forme de développement imaginable. C’est du moins le sentiment que révèle l’écoute de cette « intégrale ».
Le Concerto pour piano n°1 en ré mineur, opus 15 commence par une déflagration. La direction de Michal Nesterowicz ébranle l’orchestre dès les premières secondes. Fusent les traits cinglants des cordes sur les roulements de timbales. Pas d’ankylose monumentale « à l’allemande » comme on l’entend parfois dans cette introduction, dont le chef propulse ici les éclats brûlants. L’acuité tragique n’en est que plus immédiatement saisissante, alternant violence et lyrisme fiévreux. Philippe Bianconi, habité de la même fièvre, en rejoint les abords escarpés et les accents véhéments dans un jeu intense et investi tout au fil de l’œuvre. Dans le dépassement constant, animé d’une force intérieure entièrement mise au service du chant éperdu, il exalte la révolte sous-tendue dans les pages du jeune compositeur. Son jeu se fait parfois saillant, voire âpre, sans jamais être dur ni anguleux. Dans la plénitude du son, le pianiste va au bout de ce qui est exprimable, d’une même voix avec l’orchestre. Sous ses accents consolateurs, l’adagio en porte la plus frappante démonstration: la beauté des lignes mélodiques, la fusion avec les timbres de l’orchestre, convergent vers une expressivité bouleversante. Quel baume, à la fin du mouvement, que ses impalpables pianissimi, que le pianiste laisse émerger des graves des cordes, avant de conclure par ce long trille dont il fait jaillir miraculeusement la lumière au fil de son ascension! Enfin, une vaillante passion anime le rondo final, jusqu’à son apothéose, dans le son éclatant de l’orchestre. Le piano y est vif, le jeu ferme clairement articulé et accentué, donnant à l’interprétation une tenue remarquable.

Le Concerto pour piano n°2 en si bémol majeur opus 83 est d’une autre étoffe: vaste, il ouvre sur de grands espaces, le propos sans cesse renouvelé dans les successions de ses paysages variés. je ne saurais que me répéter, en commentant ce disque, en tous points conforme à l’exécution « live » entendue l’an dernier. Le piano de Philippe Bianconi s’enchâsse dans le tissu orchestral, sous les sons mystérieux et romantiques des cors, s’en échappe pour de vigoureux solos, avant de reprendre sa place en simple instrument d’orchestre, auprès des vents et des cordes. Dans une symbiose parfaite, il ouvre, avec le soutien infaillible de l’orchestre, toutes les perspectives que l’œuvre recèle, leur donne leur ampleur, sachant combiner rudesse et lyrisme, rêverie et accents triomphaux (Allegro non troppo, et allegro appassionato). Le beau lied du violoncelle qui introduit l’Andante est toujours un moment attendu de ce concerto. La violoncelliste l’énonce avec une tendresse infinie, auquel le pianiste répond par des sonorités nocturnes. Des minutes de grâce ineffable, en particulier dans ce temps suspendu, avec sous le murmure de la clarinette, les sonorités du piano en apesanteur, fondantes de douceur! Et enfin quelle complicité entre le chef et le soliste, dans la fluidité et la joie rayonnante de l’Allegretto grazioso final, empreint d’une vitalité vivifiante d’optimisme et de légèreté!
Cette version des deux concertos de Brahms vient compléter l’essentiel d’une discographie qui rassemble une poignée d’incontournables interprétations. Il n’est pas si fréquent de les trouver réunis en un coffret, qui plus est à ce niveau artistique, fruit de la rencontre de deux musiciens en parfaite intelligence. Une version née d’un unique élan, qui ne manque pas de souffle, où la flamme constamment ravivée n’a d’égale que la sublimation poétique.
Jany Campello
À écouter: Brahms, concertos pour piano, Philippe Bianconi et l’Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo, direction Michal Nesterowicz, label Festival Printemps des Arts, 2020.
crédit photos: Olivier Roller