« Je vais passer une soirée épouvantable », annonce Hervé Niquet avant le lever de rideau, depuis la fosse de l’Opéra Royal du Château de Versailles. À la tête du Concert Spirituel, il s’apprête à diriger l’atypique opéra-ballet de Jean-Philippe Rameau. Ce ne seront pas ses derniers mots : dans la mise en scène foisonnante et déjantée de Corinne et Gilles Benizio (alias Shirley et Dino), il sera aussi acteur de cette joyeuse et cruelle comédie, la présentant et n’ayant de cesse de la commenter, d’interpeler les chanteurs comme l’assistance, montant même sur scène pour donner un coup de main, entonner Frère Jacques avec le public, puis à la fin consoler la pauvre Platée !
« Ça fait deux ans qu’on répète, alors on est au point » rajoute-t-il. Représentations reportées après deux ans de pandémie, cela est d’autant plus crédible que cette coproduction de l’Opéra Royal/Château de Versailles Spectacles, du Capitole de Toulouse et du Concert Spirituel étrennée en mars dernier sur les planches de la maison toulousaine avec la même distribution, a reçu un accueil enthousiaste. Et pourtant dès son début ses protagonistes s’appliquent à vouloir nous faire croire le contraire avec un premier « incident » : nous n’aurons pas de prologue » (tant mieux, ndlr), à la grande déception des artistes et techniciens qui feignent de protester et de s’inquiéter de leur cachet. La cause? pas de roi dans la salle…ça fait désordre et ça promet ! L’opéra-ballet en trois actes est donné d’un seul tenant, sans récitatifs, sans entracte, tambour battant, trompettes sonnant et guitare électrique s’y invitant intempestivement…
Hervé Niquet et le couple Benizio n’en sont pas à leur première collaboration : on se souvient d’un King Arthur de Purcell désopilant, suivi d’un Don Quichotte chez la Duchesse de Boismortier tout aussi étonnant. Les voici complices à nouveau, bousculant les codes, commettant avec art, fantaisie, audace, réjouissante impertinence, et aussi tendresse un spectacle où la parodie délirante le dispute à la qualité de la réalisation musicale. Mélange on ne peut plus « rockocco » des genres, des esthétiques, des univers, Shirley et Dino, issus du milieu du music-hall faisant à nouveau preuve d’une imagination débridée. On l’aura compris, de l’humour, du rire donc avant toute chose et tous y participent, le chef amenant « le public au cœur du spectacle en le sollicitant ». Mais de l’humour fait avec sérieux. Car ce spectacle impliquant une foule de participants – solistes, chœur, danseurs – est cousu avec on ne peut plus de virtuosité.
Le rideau s’ouvre sur une place de village aux maisons de bric et de broc, dans la tourmente de la tempête déchaînée par la déesse Junon : pluie battante, vent faisant claquer les jalousies (au deux sens du terme), tonnerre et éclairs ajoutent leurs bruits à la musique. C’est devant ce décor créé par Hernán Peñuela, piqué de savoureux détails, qu’une fois le jour et le calme revenus, tout un monde bigarré apparaît. À commencer par la nymphe Platée, grenouille de son état selon l’histoire, régnant de son balcon sur ce village délabré qui n’est autre que son marécage. Point ici de batracien d’ordinaire vert et aux pattes palmées, mais un travesti pour le rôle interprété par un haute-contre comme il se doit. Danseurs et choristes, ses naïades, se confondent entre femmes et travestis. Les dieux et déesses, descendus de l’Olympe ne sont eux pas du même monde et l’affichent sans ambigüité. Il vont se livrer à un jeu cruel à l’encontre de la naïve Platée, se riant de sa laideur et de sa crédulité, l’amenant à un simulacre d’union avec le Dieu des dieux, Jupiter, contrecarré le jour J par l’hilarité de sa jalouse épouse Junon.
Corinne et Gilles Benizio de mèche avec Hervé Niquet n’ont de cesse de nous étourdir enchaînant facéties, profusion de rebondissements et situations improbables, sketches en veux-tu en voilà dans un rythme endiablé, donnant à cette comédie en musique un esprit de fête permanent : la descente majestueuse de Jupiter tourne à la farce lorsque pour épater sa « promise », non sans dérision, il se change (par danseur interposé) non pas en âne mais en Superman bedonnant vêtu d’un justaucorps rouge pétant, gigotant impudiquement sur scène, puis en ridicule et criard oiseau multicolore sensé être un hibou. On le retrouve en faux Elvis Presley décati lors de la noce. La Folie, chanteuse punk qui a emprunté sa coiffure rouge à Nina Hagen et ses bas résille troués à Lady Gaga, a volé non pas la lyre d’Apollon mais une guitare électrique qu’elle fracasse à la fin de son show. Junon, en robe moulante de lamé rouge, ne passe pas inaperçue lorsqu’elle se cache pour épier, et fait éclater de rire tout le parterre lorsqu’elle se livre à un « concours » de roulements d’r remportant la palme avec son « Merrrrcurrrre »! Les montagnards de Shirley et Dino reviennent arpenter la scène, toujours aussi drôles, conversant dans leur croustillant et incompréhensible jargon…Toute la fricassée de costumes, il n’y en a pas deux semblables, a été imaginée par ces deux joyeux drilles ! Quant à la musique et la chorégraphie, elles ne sont pas en reste. Le ballet, central dans l’ouvrage de Rameau, est ici omniprésent, réunissant une vingtaine de danseurs de l’excellent Ballet du Capitole de Toulouse. Kader Belarbi mêle à l’esthétique baroque juste esquissée toutes sortes de références anachroniques dans un désordre savamment ordonné : une samba, une touche de danse classique dixneuviémiste, des danses de cabaret, et même une danse irlandaise, suivent les incartades musicales dont a été truffée la partition authentique de Rameau. Bouffonnerie d’un bout à l’autre, sans lourdeur, montée en épingle pour une fête dans tous ses états : ambiance un peu glauque de boîte de nuit d’un côté, soirée blanche façon Eddie Barclay de l’autre, et au milieu un carnaval brésilien ! En voilà pour tous les goûts et toutes les conditions…
La troupe du Concert Spirituel (orchestre et chœur) rompue aux fantaisies de son chef qui, soit dit au passage, dirige en tongs, se prête au jeu avec engouement et sérieux, interprétant avec précision et élégance la musique de Rameau. Sous la direction impeccable d’Hervé Niquet, elle brille de l’éclat chaleureux de ses bois, des rondeurs de ses cordes, de l’harmonie chatoyante de son chœur, exhalant toute sa richesse revigorée.
Le plateau vocal offre de quoi se régaler. Tous sans exception sont à la pointe de leurs rôles, à la fois chanteurs et fantastiques comédiens. Manucuré, en peignoir, pantoufles et papillotes sur la tête, ou en poupée de foire jaune total look, ou encore en mariée déplumée, Mathias Vidal campe une Platée attachante dont il fait ressortir finement tous les traits psychologiques, traduisant avec justesse et sensibilité ses émotions. Qu’il caricature l’articulation volontairement hachée au début pour paraître disgracieuse, ou qu’il chante avec lyrisme, il excelle dans le phrasé, la nuance, le sens de la couleur, sa voix lumineuse (ici dans un registre plutôt médium) idéalement projetée. Marie Perbost incarne une Folie à caractère affirmé, prêtant sa voix fruitée au timbre dense et à l’émission puissante à des vocalises de haut vol, d’une technicité époustouflante, donnant à son personnage une image de bête de scène hard rock.
Marie-Laure Garnier en impose par sa présence scénique comme par sa voix charpentée, donnant toute la contenance requise à son rôle de Junon, entre autorité, humour, colère et belle humeur. Pierre Derhet soigne l’apparence faite de préciosité et d’élégance de son Mercure, y compris dans son chant très policé et souple, les aigus de sa voix d’une belle limpidité. Marc Labonnette apporte sa contribution humoristique avec un Cithéron qui fait mine de tester ses graves, bien charnus et puissants. Jean-Christophe Lanièce en Momus débraillé puis en amour à moitié dénudé, compose un personnage savoureux à l’allure décadente, brillant orchestrateur de la fête. Il se distingue par son timbre clair de baryton et sa ligne de chant magnifiquement conduite et soutenue. Le Jupiter de Jean-Vincent Blot à la voix grave et profonde n’en est pas moins méritant, davantage ridicule que superbe. Lila Dufy, Clarine en habit de religieuse, chante son air « Soleil, fuis de ces lieux » de sa voix souple et gracile, presque éthérée. Tous s’amusent ensemble, l’orchestre ne restant pas en arrière, notamment sur l’air « Donnons dans la saillie.. » où il semble totalement désaccordé, dans un joyeux bazar que le génie de Rameau n’aura pas rendu si épouvantable…même pour Hervé Niquet !
Jany Campello
crédit photos©Mirco Magliocca
Platée, opéra-ballet bouffon en trois actes de Jean-Philippe Rameau (1683-1764), sur un livret d’Adrien-Joseph Le Valois d’Orville.
distribution : Mathias Vidal, Platée ; Marie Perbost, la Folie ; Pierre Derhet, Mercure ; Jean-Christophe Lanièce, Momus ; Jean-Vincent Blot, Jupiter ; Marie-Laure Garnier, Junon ; Marc Labonnette, Cithéron ; Lila Dufy, Clarine. Ballet de l’Opéra national du Capitole, Le Concert Spirituel (chœur et orchestre), direction Hervé Niquet, mise en scène Corinne et Gilles Benizio, chorégraphie Kader Belarbi, décors Hernán Pañuela, lumières Patrick Méeüs. Opéra Royal de Versailles, 18 – 22 mai 2022.