Les dimanche 4 et lundi 5 avril, jours de Pâques, le Festival Printemps des Arts de Monte-Carlo mettait à l’honneur les claviers. Celui, pour commencer, d’un beau piano Bösendorfer successivement sous les doigts d’Aline Piboule et de Marie Vermeulin, puis celui, double, d’un clavecin français touché par Pierre Hantaï, et enfin ceux électroniques de Bibilolo (notre prochain article), opéra de chambre de Marc Monnet, dans des répertoires peu fréquentés et passionnants.
Les musiques françaises oubliées ravivées par Aline Piboule
Aline Piboule possède le talent de composer et de défendre des programmes où la musique du XXème siècle et de notre temps se marie avec celle des siècles passés, où la découverte dispute le devant de la scène au répertoire connu. Ce programme de musiques françaises oubliées concocté par Marc Monnet, ne pouvait que l’enthousiasmer. Elle l’avait joué l’an dernier devant une poignée d’auditeurs, avant que le rideau ne se referme prématurément sur le festival. Dans la foulée, elle l’a enregistré pour le label Printemps des Arts. Gustave Samazeuilh (1877-1967), Pierre-Octave Ferroud (1900-1936), Abel Decaux (1869-1943), et, un peu mieux connu, Louis Aubert (1877-1968) sont les compositeurs qu’elle sort des malles de l’oubli cet après-midi, contemporains de Fauré, Debussy, Ravel, mais hélas trop loin d’avoir leur célébrité.
Deuxième pièce des Chants de la Mer de G. Samazeuilh, Clair de lune au large apparaît sous le toucher impalpable de la pianiste, dans de chatoyants aigus. Un moment de rêverie nocturne aux harmonies délicates, aux rondeurs sonores dans le grave du clavier, au chromatisme chavirant. Les deux Types de Ferroud sont d’une tout autre trempe. Portraits de leur époque, celle des Années Folles, Bourgeoise de qualité et Vieux Beau sont deux pièces de caractère dont la pianiste relève le piquant et la superbe avec beaucoup d’esprit et une agilité technique ahurissante. Compositeur visionnaire, Abel Decaux emploie un langage atonal avant même que Schönberg ne l’érige en système. C’est dans la poésie symboliste et figurative de ses Clairs de Lune, dont la pianiste joue trois des quatre morceaux du cycle, que nous le découvrons. Aline Piboule nous introduit dans leur atmosphère troublante, inquiétante, émaillée de longs silences glaçants et de résonances morbides, avec un art consommé de la sonorité, et une imagination qui font de Minuit passe, Le Cimetière, et la Mer, trois visions poétiques entre rêve et cauchemar, à l’énigmatique saveur. Le triptyque Sillages de Louis Aubert (le créateur des Valses nobles et sentimentales de Ravel) brille de ses magnificences sonores. Des ondes puissantes de Sur le Rivage, qui nous projettent au loin vers l’infini, à Dans la nuit, dont les lueurs scintillantes se changent en intense lumière, la palette d’éclairages et de couleurs est large, et la pianiste y puise une inspiration à la saisissante force expressive. Comment ne pas être convaincu, à l’écouter, de la place de ces compositeurs dans le panthéon musical français du siècle dernier? Son disque paru ce printemps en est l’incontournable et splendide témoignage.
Marie Vermeulin colore les pages de Liszt, Schönberg et Stroppa
Si les « bonnes choses vont par trois » pour Alban Berg, elles vont par six pour Marie Vermeulin. Il ne faut pas croire que la petite forme exclut l’envergure. C’est ce que nous démontre la pianiste dans les Six Chants Polonais de Frédéric Chopin transcrits par Franz Liszt, par lesquels elle commence son récital. Ces pièces vocales devenues sous l’écriture relevée de Liszt des miniatures pianistiques tels des feuillets d’album, trouvent sous ses doigts une vivante spontanéité et une grâce incomparables. Dans la vélocité des traits (1.Souhait d’une jeune fille et 5. Mes joies), dans les accents d’une mazurka (4.Bacchanale), comme dans le bercement du Petit anneau (3), elle s’emploie à colorer chacune de leurs pages animées ou contemplatives avec un goût sans faille. C’est aussi un geste stylistique qui caractérise les Six petites pièces op.19 d’Arnold Schönberg. Elles font suite comme en écho à celles de Liszt, miniatures où l’économie de matériau prend le contrepied de l’abondance orchestrale entendue la veille. Marie Vermeulin fait ici preuve d’une écoute sensible, trouvant l’équilibre sonore dans une restitution formelle impeccable, où l’expressivité n’est pas en reste: à chacune son humeur, sa profondeur, jusqu’à l’énigmatique dernière pièce, composée suite à la mort de Mahler, bâtie sur des résonances et l’enchaînement à quatre reprises de deux accords, qui s’éteint dans un émouvant murmure, la main gauche abandonnant le clavier.
Par six aussi, mais nous n’en entendrons que trois, les Études paradoxales de Marco Stroppa (né en 1959), commande du Festival, données en création mondiale. Faisant référence aux deux cahiers de Claude Debussy, le compositeur a entrepris depuis 2016 d’en écrire leurs correspondances, considérant le matériau musical plus que la technique digitale. Un premier cahier a ainsi vu le jour, dont la sixième pièce Pour les octaves paradoxales donne son qualificatif à tout l’ensemble. La partition manuscrite fraîchement écrite déployée sur le pupitre, la pianiste dévoile donc devant nous les trois premières pièces du second cahier : Désagrègements (ou « désagréments », l’ambigüité planant) est l’antithèse du Pour les agréments debussyste. Ses notes erratiques parsemées sur le clavier forment un chant entrecoupé de douces résonances, dans une alternance obsessionnelle. Les arpèges déchiquetés se trouvent aussi aux antipodes de Pour les arpèges composés: se joue un mystère dans la dilatation de son temps musical, sur 17 mesures de 15 secondes comme le précise la pianiste, dans une discontinuité accentuée par le prolongement des résonances jusqu’à épuisement total du son. Le geste et le mouvement dynamique de Pour les quartes éphémères fait appel à une virtuosité plus consensuelle: Marie Vermeulin la propulse d’un seul élan, de son jeu puissant et intense jusqu’au bout de l’accélération finale.
Une pièce d’un autre format boucle le concert, la pianiste revenant à Franz Liszt : les Variations sur Weinen, Klagen, Sorgen, Zagen (« Les pleurs, les lamentations, les tourments, le découragement »), écrites sur un thème de la Cantate BWV 12 de J.S. Bach, sur son motif de basse obstinée, constituent une passacaille où le thème se trouve trente fois transformé, dans un flux musical au souffle puissant et poignant, soutenu d’un bout à l’autre par Marie Vermeulin.
Encadrant chacune des deux parties, une mise en bouche constituée de pièces de Gérard Pesson, compositeur en résidence, jouées par des élèves du conservatoire de Nice, et sans qu’il y ait eu la moindre concertation, une courte œuvre de compositrice en bis: Lili Boulanger par Aline Piboule, et Clara Schumann, par Marie Vermeulin. Une belle façon de conclure tout en ouvrant sur un répertoire trop souvent mis au second plan.
Un florilège baroque du clavecin français par Pierre Hantaï
Dans la resplendissante lumière de ce beau lundi de Pâques, nous nous dirigeons vers le Musée océanographique. Dans la salle de concerts, trône un clavecin à deux claviers, copie d’un Ruckers du XVIIème siècle, encadré de deux candélabres dorés supportant notre planète bleue, sur fond mural aux chiffres princiers.
Pierre Hantaï instaure dès son arrivée sur scène, un lien convivial avec son public, donnant au fil du récital quelques précisions et anecdotes fort appréciées. De Louis Couperin, oncle du Grand François, à Claude Balbastre, c’est un siècle de musique baroque française qu’il parcourt dans un ordre quasi-chronologique, de ses heures glorieuses jusqu’à ses tout derniers feux. La liberté et l’invention sont les maîtres mots des Préludes non mesurés de Louis Couperin. En pièce inaugurale, le claveciniste en choisit un qu’il orne avec le goût et le naturel qui le caractérise, en grand familier de ce répertoire. De Jean-Philippe Rameau, il recompose en une suite des extraits du Troisième Livre. L’Allemande donne à entendre un phrasé souple et élégant, le jeu devient ferme et tenu dans la Courante, prend une profondeur mélancolique dans La Timide, et quel discours bien conduit dans la Sarabande aux beaux accords arpégés! L’illusion fait son effet dans Les Trois Mains, lorsque la main gauche sautille au-dessus de la main droite: un fandango habilement mené aux accents bien placés, composé, et c’est le « scoop » du jour, suite à la rencontre de Rameau et Scarlatti à Paris! Les Tourbillons s’amusent de leurs gammes en rafales, « tourbillons de poussière excités par les grands vents » nous précise l’interprète. Une Gigue en rondeau vient comme il convient, refermer la suite, dansant gaiement sur son bourdon et son rythme ternaire. Le cœur du récital est pour François Couperin, « conscience du clavecin français et gardien du bon goût ». Le Septième Prélude de l’Art de toucher le clavecin, dont la liberté octroyée reste subordonnée à l’écriture, se revêt de fines inflexions dans une belle éloquence. Les Bergeries (extraites du Sixième Ordre), ont leur simplicité champêtre, et Les célèbres Barricades Mystérieuses menées si « vivement » comme Couperin l’indique, pourraient bien effectivement, de leur hypnotique mouvement, « faire tourner les têtes »! Pièce originale d’Antoine Forqueray, La Léon s’adresse à la viole de gambe. Ici arrangée pour le clavecin, ses contours restitués dans le registre grave font l’effet d’une curiosité. Le concert se termine avec les « suiveurs » du mouvement baroque: deux pièces tardives de Jacques Duphly et Claude Balbastre, La Pothoüin, et La Lugeac, une surprenante et brillante gigue qui vient sonner la fin d’un monde.
On aura goûté avec plaisir au beau grain du clavecin mis en valeur par le jeu fin et dépourvu de sophistication superflue de Pierre Hantaï, toujours dans la justesse de l’expression et l’élégante fluidité – qualités sans aucun doute appréciées par le compositeur Gérard Pesson, grand amoureux de la musique du XVIIème siècle français et figure centrale de cette édition du festival ; à suivre…
Jany Campello
crédit photos © Alice Blangero