Chroniques

SALON BACH ROMANTIQUE, PIANO LAURENT CABASSO

Bach, musique de salon ? Sans qu’il n’ait jamais vraiment cessé d’être joué, le siècle romantique lui a voué un nouvel engouement. La résurrection du clavecin n’en étant encore qu’à ses balbutiements, tout l’œuvre pour claviers du Cantor renaît en cette fin dix-neuvième sur les pianos mythiques des maisons Érard et Pleyel. Laurent Cabasso, qui vient de graver et publier les sept Toccatas, les a jouées le 18 juin à l’amphithéâtre de la Cité de la Musique, sur un piano Érard de 1891 appartenant à la collection du Musée…

Les Bach avant-gardistes de Laurent Cabasso

Ce n’est cependant pas sur ce piano que le musicien les a enregistrées, mais sur celui actuel du facteur français Stephen Paulello, son novateur « Opus 102 ». Rien à voir semble-t-il, mais en fait la démarche est analogue et …avant-gardiste ! Songeons à ce que représentaient à l’époque les nouveaux instruments des illustres maisons françaises. Jouer Jean-Sébastien Bach sur les claviers de son temps est loin d’être une hérésie, c’est une pratique récurrente qui éclaire chaque fois différemment son œuvre intemporelle. Expérience passionnante donc, que d’entendre les mêmes œuvres sur deux pianos conçus à plus d’un siècle d’intervalle. Qu’ont-ils en commun ? Des cordes parallèles, disposition qui assure une bonne différentiation des plans sonores. À part cela, ce qui est déjà considérable eu égard à la nécessité dictée par l’écriture polyphonique, rien d’autre. 

Sur le Paulello, les sonorités sont claires, lumineuses, projetées sans être envahissantes. La longueur de son, les harmoniques obtenus notamment par l’augmentation des touches, donc des cordes, donne un éclat généreux, solaire (Toccatas BWV 911 et BWV 916 en particulier), auréolant le flux musical sans en compromettre la netteté et sans nuire à la lecture du phrasé, créant une sorte de rémanence acoustique notamment dans les fugues, et participant ainsi, par effet de tuilage, de leur continuité sonore. Le jeu de Laurent Cabasso, ferme mais sans raideur ni aridité, d’une infaillible tenue rythmique, subtilement phrasé, chantant et animé de belles dynamiques y gagne encore en magnificence. Le piano Érard du concert offre d’autres sonorités d’une remarquable homogénéité. Il sonne admirablement de couleurs plutôt mates et ambrées, chaleureuses, de façon toute aussi précise et définie que le piano « moderne ». Le jeu superbement conduit de Laurent Cabasso paraît ici à la fois plus charpenté et plus incarné : la splendeur olympienne de la version discographique sur Opus 102 revient ici à une échelle plus humaine. L’Érard est un personnage avec lequel on échange d’âme à âme. Son sang pulse dans ses veines. Ses sonorités cossues, rondes et aux tons rabattus, n’ont pas la même ostentation mais mettent en valeur l’expressivité du chant, du phrasé (Toccata BWV 914 ), le galbe des lignes, les respirations…Tandis que le Paulello souligne le caractère italianisant de certaines toccatas, celles BWV 915 et BWV 916 par exemple, le vieil Érard teinte la musique de Bach de celle de César Franck (Toccatas BWV 910, et BWV 913 ), le lien entre les deux apparaissant d’autant plus évident. Laurent Cabasso réussit avec ce partenaire instrumental une fusion entre l’art baroque du discours et l’expressivité romantique, inventant une esthétique hybride à des lieues de la rhétorique du clavecin, mais dont la légitimité ne peut-être contestée tant le résultat est convainquant musicalement, artistiquement. Son jeu est imaginatif, inspiré, d’une belle éloquence agrémentée de fantaisie et d’esprit dans les parties de récitatif ou empruntant le style de l’improvisation. Son toucher vigoureux sied à la Toccata en fa dièse mineur BWV 910, « la plus lyrique » nous dit-il, tout comme à son impétueuse fugue jouée staccato et dont l’urgence contraste avec son mouvement lent central, introspectif et grave. Les fugues rivalisent de vitalité, certaines rythmées telles des danses, celles que l’on entend dans les partitas ou les suites. Celle de la Toccata en sol mineur BWV 915 prend, avec son rythme caractéristique, l’allure d’une tarentelle !

Œuvres de jeunesse de Jean-Sébastien Bach, les Toccatas, pièces indépendantes, sont rarement jouées en intégrale et leur ordre est libre, interchangeable. L’ordre choisi pour le concert, que les tonalités de ré majeur (BWV 912 ) et ré mineur (BWV 913 ) encadrent, est différent de l’ordre du disque : une volonté délibérée de la part de l’interprète de montrer un autre parcours, et en toute liberté de raconter autre chose avec ce vénérable instrument qui lui aussi a bien des choses à dire avec Bach…et Scarlatti ! Si Laurent Cabasso donne en bis deux de ses 555 sonates, n’est-ce pas pour nous montrer justement que sur l’Érard comme sur le Paulello, de l’italien le jeune allemand ne demeure pas si loin? 

Jany Campello

à écouter : Bach, complete Toccatas, Laurent Cabasso, piano, 1 CD durée 67:42, label Paraty, 2021.

(crédit photo ©Éric Dutertre)

 

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