Chez les Pascal, la musique se joue depuis toujours en famille. Il arrive qu’elle s’enregistre aussi. Pour la première fois, un disque réunit les hommes de la maison, le père et les deux fils. Le trio Pascal ne va pas par quatre chemins, offrant une grande version des deux Trios de Schubert.
Schubert en famille et en toute intimité
Denis Pascal partage une intimité avec Schubert (1797-1828), ses derniers albums de sonates et impromptus en attestent. Pas étonnant qu’il ait transmis cette fibre à ses deux fils, Alexandre Pascal, le violoniste, et Aurélien Pascal, le violoncelliste. De là à souder un trio, et se jeter d’emblée dans le monumental diptyque schubertien, l’ambition peut paraître audacieuse. Il n’en est rien: avec ce disque le miracle s’accomplit à tout instant, et ce n’est pas par hasard. Les trois sont des musiciens d’exception. On arguera avec justesse que cela ne suffit pas. Mais ceux-là sont aussi animés d’une sensibilité qui les unit, les font se comprendre sans que les mots s’en mêlent, dans une connivence assaisonnée d’affection qui font que leur musique coule naturellement et harmonieusement. Cela s’entend avec évidence dans le Trio n°1 op.99 et le Trio n°2 op.100, composés tous deux fin 1827, un an avant la mort de Schubert.
Le passé a donné de grandes versions comme celle historique et impérissable des Stern-Rose-Istomin. Depuis la discographie ne désemplit pas de versions enthousiasmantes. Celle du Trio Wanderer (2000-2008) d’esprit très classique, va, sans surprises, droit à l’essentiel. A contrario, celle du Trio Fontenay (1887) propose une vision romantique sombre et pathétique (op.100). Celle très récente (2019) du Trio Les Esprits (Laloum, Yang, Julien-Laferrière) séduit par son élégant lyrisme. Le trio Pascal renouvelle leur propos, apportant à leurs pages une finesse d’exécution inédite et un émouvant supplément d’âme.
C’est une ardeur juvénile couplée de tendresse qui caractérise le Trio n°1 op.99 en si bémol majeur. L’humeur est autre dans le Trio n°2 op.100 en mi bémol majeur, plus sombre, plus contrasté, traversé d’inquiétude et d’épisodes dramatiques. Bien qu’écrits dans la lignée de « l’Archiduc » de Beethoven, dont ils adoptent la construction classique, il y a dans ces trios quelque chose qui appartient pleinement au temps schubertien, ce temps qui s’éternise dans le présent, et à la sensibilité du compositeur dans ce qu’elle diffuse d’humilité, de fragilité, d’intimité. Les Pascal l’ont bien senti, choisissant cette dimension intime, et ce qu’elle porte de romantique dans sa perception. Rien de mécanique, rien de convenu, mais quelle belle souplesse dans leur jeu! Avec quelle sensitivité savent-ils distendre à bon escient la phrase musicale, l’aérer, la laisser vivre, abolir le temps! L’archet doucement vibrant d’Aurélien donne dans un merveilleux lâcher-prise cette diction sensible qui nous fait entrer dans la confidence schubertienne. Il est rejoint par celui d’Alexandre, un rien plus intense, plus lyrique. Le piano de Denis veille à la mesure du temps, le toucher léger, clair, volubile, et quand il le faut, ferme et énergique.
Le Trio n°1 op.99 respire l’optimisme, baigné de lumière. Les ciels changeants du premier mouvement Allegro moderato, où l’inquiétude ne dure pas, balayée par un vent d’humeur radieuse, les transformations successives des thèmes s’y enchaînent avec une fluidité naturelle. Le tendre et délicat dialogue des cordes de l’Andante un poco mosso ferait fondre des pierres! Ce mouvement, perle de douceur, vaut à lui seul qu’on l’écoute en retenant son souffle. L’esprit de légèreté habite le Scherzo et habille de fraîcheur et de renouveau le Rondo final, dansant et fredonnant, notamment lors de l’apparition inopinée du nouveau thème, après la cadence faussement conclusive.
Quoique plus tragique, le Trio n°2 op.100 ne se complait pas dans la gravité. Les Pascal s’en gardent bien pour en préserver sa lumière, cette singulière lumière schubertienne qui perce en dépit de l’angoisse, qui désamorce les orages les plus violents. Le vigoureux Allegro, d’une tenue irréprochable, respire admirablement, au fil de ses modulations permanentes, de ses états successifs. L’Andante con moto, au tempo si juste, ne s’appesantit pas, nous rappelant le premier lied Gute Nacht du Winterreise composé la même année: ses scansions figurent ici davantage la marche du « Wanderer » que le pas d’une marche funèbre. Le Scherzando est un bijou dont la conclusion désarmante de beauté et d’innocence nous plonge dans un rêve, un idéal. Et enfin quels échanges subtils, quels élans, quel art de relancer le discours dans les méandres et les longueurs de l’Allegro moderato!
Le trio Pascal nous révèle avec ces deux trios, l’éclat singulier de la musique de Schubert, dans un touchant discours du tendre et du sensible. Tout Schubert est là, seulement lui, avec eux pour nous ouvrir son cœur. Voici un précieux album qui contient non pas deux monuments, mais la merveilleuse éternité de leur moment musical.
Jany Campello
à écouter: Schubert, Trios Op.99 & Op.100, trio Pascal: Alexandre Pascal, violon ; Aurélien Pascal, violoncelle ; Denis Pascal, piano. 2 CD, label La Música 2021.
crédit photo © Bernard Martinez