Mais que peut bien venir faire ce titre, l’Hermaphrodite, sous le nom de Robert Schumann? Car c’est ainsi que la pianiste Laurianne Corneille intitule son dernier CD paru chez Klarthe, consacré à la musique du compositeur allemand. De quoi intriguer! Elle s’en explique: l’hermaphrodite, figure mythologique à la fois masculine et féminine, symbolise selon elle l’être brisé et unifié. Cette dualité, dans son ambivalence et aussi sa complémentarité, fait écho au double schumannien, incarné par les personnages que tout oppose, et rassemble, Eusébius et Florestan, qui n’ont cessé d’habiter l’esprit du compositeur jusqu’à sa fin tragique. La pianiste réunit ici quasiment l’alpha et l’omega de son œuvre pianistique, les Kreisleriana opus 16, œuvre de jeunesse, et les Gesänge der Frühe opus 133, ses « Chants de l’aube », son billet d’adieu musical.
Un fil d’or pour Schumann
Comme ces scénarios de films qui commencent par la mort du héros, puis remontent le cours de son histoire, le programme s’ouvre avec les Chants de l’aube. Ces cinq pièces brèves, qui traduisent selon Schumann, « une émotion à l’approche de l’aube », sont son dernier message, probablement sa dernière espérance. Commencer par elles, c’est entrer à pieds joints dans la tragédie schumannienne, dans ce qu’elle a de terriblement poignante, dans son imparable fatalité, mais c’est aussi en saisir la concentration extrême, rassembler les dernières bribes d’énergie vitale et créatrice contenues dans leurs pages, avant son épuisement ultime. Le premier, un contrepoint à cinq voix, joué de façon bouleversante, épurée et recueillie par Laurianne Corneille, symbolise cette unification, thème cher à la pianiste, qui fait référence à l’art japonais du Kintsugi, consistant à réparer au fil d’or les faïences brisées. Les déroutantes disparités des Chants de l’aube, reflet condensé de tout l’œuvre de Schumann, n’apparaissent plus éclatées, ne donnent plus l’impression de sauter du coq à l’âne: Les voici non pas éludées, cachées, ou au contraire accusées, mais reliées par ce fil d’or que tisse la pianiste et qui les sublime, comme celui-là même qui montre les fêlures de ces poteries. Fragilité, bravoure, tendresse, et cet immense cri d’amour du quatrième: ces sentiments s’entremêlent dans une fluidité de jeu qui nous les fait éprouver. Impossible de sortir indemne d’une telle écoute, d’une telle interprétation!
L’autre grand chant d’amour, les Kreisleriana, destinées à Clara Schumann, bien que dédicacées à Frédéric Chopin, prennent à la suite une coloration d’autant plus prégnante. La lecture de Roland Barthes, que Laurianne Corneille partage avec l’auditeur à la fin du disque, son texte Rash de L’obvie et l’obtus, constitue pour elle une clé de leur interprétation. Ces « coups », ce « corps qui bat », entendus par le philosophe, ce sont ceux qui affleurent en toutes parts dans la partition des Kreisleriana, figurés par les accents, les sforzandi, les rythmes à contretemps, qui y sont légion. Ce cycle « expression d’une âme divisée » (A. Boucourechliev), porte le sous-titre de « Phantasien », qui au sens romantique évoque le cauchemar, les hallucinations. C’est un flot sans cesse interrompu d’intermezzi, où rien ne tient longtemps, où les sentiments se cognent, entre eux, à la peur sourde, aux tourments de l’âme. Difficile d’en trouver la direction! Au premier abord, l’instabilité rythmique de la première pièce jouée par la pianiste déconcerte: elle joue sur le fil, frôle le ravin, précipitant par endroits des doubles croches, dans une pulsation saccadée, haletante. On craint que l’ensemble ne se déglingue, et perde pied. Il n’en est rien, tout est parfaitement contrôlé, dosé, étudié, et avance dans une claire fluidité, dans la sûreté des intentions. Rien de brouillon dans cette interprétation, respectueuse à la lettre du texte (au point, par exemple, que la pédale est employée avec une précision horlogère, sur les noires de la basse dans la sixième!). La pianiste l’aborde dans un souci de transparence et de légèreté, en souligne sans les appesantir les fragilités et la profondeur, et se garde bien de sur-jouer, d’appuyer le jeu dans les mouvements lents. Certes on trouvera interprétations plus ardentes, plus charnues, plus hallucinées…Mais il y a dans celle de Laurianne Corneille, dans sa limpidité, dans sa sincérité, dans son élégance aussi, une hauteur d’âme, une dignité touchante, une lumière. Son interprétation est palpitante au sens propre du terme, comme au sens imagé, jusque dans la septième Kreisleriana, emportée par cet « amour sauvage » dont parle Schumann.
La fusion s’opère enfin avec le plus beau de ses chants d’amour, le magnifique lied Widmung, transcrit par Liszt, qui s’en fait l’officiant, le passeur, en le sublimant dans l’écriture pianistique. Quelle ferveur, quel souffle passionné, quel élan d’amour dans cette pièce que la pianiste place en « clé de voûte » de son programme! Laurianne Corneille signe ainsi un disque qui se révèle être un témoignage musical personnel et intime: artiste jusqu’au bout d’elle-même, elle sait choisir ses mots, ses images, comme elle choisit les sons. En cela aussi, ce disque est à découvrir.
Jany Campello
La Vidéo :
À écouter:
ROBERT SCHUMANN L’HERMAPHRODITE, par Lauriane Corneille, piano. Label Klarthe, 2019. Gesänge der Frühe opus 133, Kreisleriana opus 16, Liebeslied (Widmung) aus Myrthen opus 25 (Schumann/Liszt).
(Crédit photo Anne-Lou Buzot)
Je suis profane en la matière j’ai été seduit dès la première ligne du texte concernant la présentation et l’analyse de l’interprétation de Lauriane Corneille, merci pour ce moment de plaisir à vous lire.