Chroniques

SEVERIN VON ECKARDSTEIN ENSORCELLE LES NUITS DU PIANO

Ce n’est pas à l’amphithéâtre de verdure d’Erbalunga mais à l’église Saint-Jean-Baptiste de Bastia que les Nuits du piano ont accueilli, pour leur deuxième concert, le pianiste allemand Severin von Eckardstein. Évènement tant cet immense artiste se fait rare en France, ce récital a offert en outre la présence luxueuse et rayonnante d’une autre invitée de marque, Éleonore Pancrazi, une enfant du pays. 

 

Un vent fort a balayé le Cap Corse ce 1er août, contraignant l’équipe organisatrice à renoncer au concert de plein air et à déplacer le piano à Bastia. Le public a suivi. Deux jours auparavant, il aurait fallu pousser les murs de la cour du Palais des Gouverneurs, tant il y avait d’affluence. Ce soir-là, l’église est bien remplie, l’instauration du pass sanitaire ne semble pas avoir découragé les amateurs de musique, manifestement heureux de retrouver leur festival annuel. 

Les sortilèges poétiques de Severin von Eckardstein

 Severin von Eckardstein arrive dans une mise ample et élégante, tout de blanc vêtu. L’éclairage tamisé donne à sa fine silhouette une présence lunaire. Du piano qui s’offre à ses doigts ouvrant sa boîte de Pandore ( un magnifique Steinway préparé avec soin ) vont s’échapper mille et un sortilèges. Cela commence avec La Sorcière de midi (Polednice) op.108 d’Antonin Dvorák, deuxième des quatre poèmes symphoniques composés d’après les ballades du recueil poétique Kytice du poète tchèque Karel Janomír Erben, dont il a lui-même écrit la transcription pour piano. Il nous emporte dans son univers coloré et fantastique, d’une grande richesse thématique, dont il pimente le propos narratif d’esprit, d’humour et d’une joyeuse humeur. Richement réalisée, cette version très pianistique prend aussi une tournure orchestrale, et par le jeu une densité qui impressionne. La façon qu’a le musicien de souligner l’étrangeté des harmonies et de ré-inventer les timbres à partir du clavier est fascinante d’imagination. Entre séduction vénéneuse et maléfice, l’évocation est subtile sous son toucher précis, piquant ou douçâtre, selon, jusqu’aux douze coups de …midi ! 

Exigeante techniquement mais pas seulement, la Sonate n°6 en la majeur op.82 de Serge Prokofiev  réclame de son interprète la mobilisation d’une énergie considérable. Le jeu de Severin von Eckardstein ici direct, frontal, comme cette « sonate de guerre » l’appelle, est toujours alerte et en alerte. Le pianiste ne se livre pas à un lourd pilonnage comme on peut le subir parfois, mais privilégie la netteté de l’écriture, la caractérisation des timbres, et une rythmicité cinglante, sur un ton sarcastique qui glace parfois d’effroi. Le contraste est fort avec les formules mélodiques jouées piano, qui passent comme des ombres, tels des souvenirs fragiles. Doués d’une technique éblouissante et infaillible, ses doigts lancent des flèches acérées, mitraillent de billes d’acier les staccatos sombres et menaçants. D’une grande puissance évocatrice, le premier mouvement laisse place ensuite à l’allegretto, tout en dérision. Son troisième mouvement (tempo di valzer lentissimo) creuse dans sa lenteur le sentiment de désespérance jusqu’au cœur des pp fantomatiques. Le jeu devient furtif dans le vivace final, étourdissant de rapidité, propulsant des éclairs sur les résonances grasses des graves. Une telle démonstration de virtuosité au service d’une foule d’idées musicales, voici bien du grand art! 

De tout autres sortilèges avec Charmes de Federico Mompou. Eckardstein invite l’auditeur dans le monde raffiné de ces six petites pièces, lui procurant sensations et impressions mystérieuses. Les titres ne sont pas marqués sur le programme ( 1. Pour endormir la souffrance, 2. Pour pénétrer les âmes, 3. Pour inspirer l’amour, 4. Pour les guérisons, 5. Pour évoquer l’image du passé, 6. Pour appeler la joie ). Une tendre poésie naît des arpèges caressants, du sfumato de la basse à partir de laquelle il dessine des aigus limpides, des ppp, échos à peine audibles, de cette musique économe qui cherche sa lumière dans quelques notes saupoudrées… Un moment de toute beauté, aux sonorités finement travaillées, sophistiquées bien qu’il n’en paraisse rien. 

Plus tard l’ensorceleuse Ondine de Gaspard de la Nuit de Maurice Ravel arrive frémissante, mystérieuse, sous des nuances irréelles tant elles sont ténues, tant les traits sont fluides. La fée des eaux évolue dans des sonorités liquides à souhait, apparaît dans sa splendeur surnaturelle au bout de ce grand crescendo extatique, ose quelques brusqueries facétieuses. Le pianiste joue des contrastes, des eaux troubles aux gerbes perlées de lumière irisée. Gibet ressemble à un paysage désolé, abandonné au glas monotone qui balance inlassablement la corde du pendu. Impossible cependant de relâcher l’écoute captivée par les fascinants plans sonores de la pièce. C’est la noirceur et la sournoiserie, l’imprévisibilité qui domine au début de Scarbo. Le personnage maléfique et fourbe agit en douce, se garde d’être trop incisif…pour mieux se déchaîner ensuite. D’une précision à toute épreuve, Eckardstein brosse cet esprit infernal avec des attaques serrées, des fulgurances insaisissables, des accords sonnants de leurs cruelles et étranges harmonies, travaillés de l’intérieur. Après avoir joué son tour, Scarbo s’enfuit, le pianiste quittant promptement le piano avec les dernières notes : un effet fort bien accueilli ! 

Une parenthèse au cœur de tous ces sortilèges nous aura permis d’entendre la « guest star » de la soirée dans un duo des plus heureux avec le pianiste, qui ne s’est pas fait prier longtemps pour l’accompagner. La mezzo Éléonore Pancrazi, Victoire de la musique en 2019 dans la catégorie Révélation artiste lyrique, vient en enfant du pays (elle est née à Ajaccio), chanter le compositeur corse Henri Tomasi, dont on fête cette année le cinquantenaire de la mort. De sa voix pulpeuse au timbre chaleureux, elle interprète six Mélodies populaires corses datées de 1930, dont le lyrisme parfois poignant touche et emporte l’affection d’un public tout acquis à la cause. 

Le public n’aura rien perdu de ce grand moment musical dans l’acoustique certes un peu généreuse de l’Église, mais certainement plus appropriée en ce soir de grand vent, qui a sublimé la voix d’Éléonore Pancrazi et donné cette splendide ampleur aux couleurs du piano sans en noyer le son. Un concert de haute volée qu’il ne fallait pas manquer. 

Jany Campello

crédits photos : Severin von Eckardstein©Carducci , Éléonore Pancrazi©Delphine Ghosarossian

Photo principale : la rédaction.

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