Chroniques

SOL GABETTA ET PATRICIA KOPATCHINSKAJA À RADIO FRANCE

Elles se disent comme sœurs. Dans la foulée de la sortie toute récente de leur CD Sol & Pat (label Alpha), la violoncelliste Sol Gabetta ( en résidence dans la maison ronde ) et la violoniste Patricia Kopatchinskaja ( ex-résidente ), musiciennes complices depuis deux décennies, ont donné leur « duologue » à l’auditorium de Radio France, concert diffusé en direct sur les ondes de France Musique. Un moment particulièrement apprécié du public, conquis par les personnalités pétillantes et attachantes des deux artistes.

5 novembre 2021. Voilà qui commence bien ! Elles arrivent sur scène des grelots aux pieds, tels deux saltimbanques … La mine réjouie, ni une ni deux les voici qui entonnent avec leurs instruments le Tambourin de Jean-Marie Leclair tout en faisant tinter leurs grelots. Enlevée et même déjantée, la musique écrite pour violon baroque et basse continue, s’accommode parfaitement de la transcription et de leur jeu particulièrement vif et lumineux. Virtuosité, charme et caractère, c’est bien cela qu’annonce cette première pièce, et l’on ne sera pas déçu par la suite ! La soirée sera aussi sous les signes de l’humour, la joie et la fantaisie. 

Le programme saute allègrement du répertoire baroque – représenté par un « G4 » européen avec le français Jean-Marie Leclair, l’allemand Jean-Sébastien Bach et son fils Carl-Philipp-Emanuel Bach, ainsi que l’italien Domenico Scarlatti – au répertoire des vingtième et vingt-et-unième siècles. L’association des deux seuls instruments à cordes n’a suscité l’intérêt des compositeurs que très tard, auparavant invariablement réunis en trio avec piano depuis le dix-huitième siècle classique. Quant à l’époque baroque, ce duo n’existait pas davantage, mais sa musique a toujours su se prêter à diverses transcriptions. Les deux musiciennes ne se refusant rien, et surtout pas la liberté, alternent, avec les pièces d’aujourd’hui, plusieurs d’entre elles de leur cru : ainsi nous entendons en première partie le Prélude en sol majeur BWV 860 du Clavier bien tempéré de Bach dans une articulation toute en finesse – on croirait entendre du Vivaldi – puis encore du clavecin version cordes frottées avec la Sonate en sol majeur K305 de Scarlatti. Beaucoup de caractère et d’invention dans celle-ci littéralement transformée sous les deux archets : très dansante, elle prend l’allure d’une vivante, joyeuse et robuste danse paysanne rythmée par le violoncelle parfois aussi percussif qu’un tambour, le violon traçant de virtuoses volutes. 

 

« Deux acrobates qui font des numéros dangereux », on ne pourrait pas mieux dire que Patricia Kopatchinskaja, mais si elles prennent des risques, ni l’une ni l’autre ne se trouvent à aucun moment en difficulté tant leur maîtrise est avérée. Des numéros, oui à n’en pas douter. Les deux artistes prennent un plaisir évident à mettre en scène leurs performances musicales, par leurs interactions, drôles ou attendrissantes, leurs mimiques et gestes en lien étroit avec l’expression musicale. D’une imagination foisonnante, elles donnent à voir leur musique avec un sens accompli de la pantomime, quel que soit le répertoire. Les deux extraits des 24 duos de Jörg Widmann (né en 1973) sont leur premier terrain de jeux contemporain : après une Valse bavaroise d’un savoureux humour, dont elles se disputent le dernier mot, c’est une Toccatina all’inglese qui de citation en citation passe ouvertement et sans transition d’une esquisse de la Lettre à Élise à la musique de John Barry (James Bond) et dérive vers une stupéfiante joute entre les deux instruments. La pièce de Francisco Coll (né en 1985), Rizoma, une commande de Patricia Kopatchinskaja créée en 2017, offre dans sa première partie un autre aspect musical par ses longues notes étirées, son absence de rythmicité, parcourant les registres extrêmes des instruments, sa deuxième partie superposant la volubilité du violon aux scansions du violoncelle, sur des rythmes inégaux, le tout dans une tension d’une parfaite cohérence au sein du duo. 

La Sonate pour violon et violoncelle de Maurice Ravel est la pièce maîtresse qui conclut cette première partie. Son premier mouvement composé en hommage à Debussy deux ans après sa mort, comme les trois autres composés un peu plus tard, n’offre pas les rondeurs des sonorités debussystes. Celles ravéliennes ont ce dépouillement, cette austérité que les musiciennes accusent par les longs sons lissés, étirés presque sans vibrato dans le mouvement « Lent » aux registres inversés, Ravel semblant prendre les instruments à contre-emploi. Les humeurs qui traversent la partition sont ici particulièrement bien rendues : du thème entêtant et lancinant du premier mouvement, au ton provocateur et moqueur du scherzo, la violoniste narguant sa partenaire qui répond « sul ponticello » comme avec un tambour, puis à l’humeur enfantine et joueuse du dernier mouvement « Vif et avec entrain », où le violon se fait un tantinet aigrelet. 

En deuxième partie, deux nouvelles pièces baroques  viennent éclairer le répertoire du 20ème siècle : une courte invention à deux voix de J.S. Bach et un Presto de C.P.E. Bach tout en pizzicati au charme et à la finesse inouïe de ses pianissimi. Hommage à Hilding Rosenberg est une brève pièce de György Ligeti, paisible, aux nombreux frottements harmoniques. Elle forme une transition avec Dhipli Zyia de Iannis Xenakis, une danse inspirée des rythmes irréguliers grecs, jouées avec une belle énergie par les deux instrumentistes. Comme dans la première partie, celle-ci s’achève avec une œuvre de plus vastes dimensions, le Duo opus 7 du hongrois Zóltan Kodály, en quatre mouvements. Les musiciennes savent donner toute la profusion expressive et la force intensément lyrique à cette musique puisant son inspiration dans la musique traditionnelle magyare, l’une et l’autre rivalisant d’éloquence dans les déclamations comme dans les silences de cette œuvre d’une grande spiritualité. Le Presto final, aérien, est magnifique de liberté. 

Les artistes aux pieds nus reviennent sous les acclamations du public et donnent deux bis : Une Fanfare de Julien-François Zbinden (1917-2021), extraite de la Fête au Village opus 9, où elles s’amusent, réjouies, à imiter les instruments d’harmonie, puis Saluto Buffo, une pièce pleine de fantaisie  de « Pat Kop », le nom de compositrice de Patricia Kopatchinskaja. 

On pourra retrouver en ré-écoute sur France Musique ce savoureux et vivifiant concert au programme admirablement composé, et également mais dans un ordre différent au disque, véritable réussite d’une collaboration  qui semble loin de s’arrêter là…

Jany Campello

crédit photos © Nicolas Mathieu

à écouter sans modération : 

Sol & Pat, Patricia Kopatchinskaja, violon, Sol Gabetta, violoncelle, label Alpha Classics 2021. durée 80:28. 

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