Au fil des sillons

VICTOR SICARD ET ANNA CARDONNA: LES MÉLODIES DE RAVEL

Pianiste, orchestrateur – sans doute le plus grand! – Ravel s’est aussi intéressé à la voix. La popularité de L’heure espagnole et de L’Enfant et les Sortilèges, l’ailleurs poétique de Shéhérazade ne doivent cependant pas faire oublier les pépites que sont ses mélodies. Le disque du baryton Victor Sicard, édité par le label La Musica, les rassemble en un bouquet bigarré où l’exotisme, la poésie, l’humour ont belle allure…

La mélodie ravélienne nous fait voir du pays: l’Espagne, la Grèce, l’Italie, l’Écosse, les îles, l’univers hébraïque, et les clochers de notre bonne vieille France…Il faut s’attendre donc à un voyage avec ces pièces de genre, où l’imagerie folklorique se mêle à un exotisme revisité, à une authenticité sublimée, où comme dans les Histoires Naturelles, les paroles semblent souvent commenter la musique. D’une merveilleuse richesse, bien que parfois laconique (Mélodies populaires grecques), elle a les saveurs des modes anciens, se pare à profusion d’intervalles caractéristiques: quartes, quintes, septièmes…

Victor Sicard, révélé au Jardin des voix de William Christie, dépose sur leurs textes la lumière de son timbre clair, dans une diction exemplaire. Il forme un duo parfait avec la pianiste Anna Cardona, avec laquelle il partage non seulement la musique mais aussi sa vie, et donc Ravel au quotidien! Cela s’entend: elle lui apporte un soutien solide sachant mettre en valeur son chant, mais aussi les passages pianistiques, avec discernement et opportunité, bien que la prise de son place le piano parfois légèrement en retrait. L’entente est on ne peut plus harmonieuse…et l’instrument y participe: un Pleyel de 1892 au discret éclat!

Victor Sicard illumine les mélodies de Ravel

Leur récital commence avec le tardif triptyque Don Quichotte à Dulcinée, composé en 1933 sur des poèmes de Paul Morand, à l’origine pour Chaliapine et un film de Pabst qui finalement se tourna vers Jacques Ibert. Le chanteur campe un Don Quichotte au cœur noble et ardent dans la Chanson romanesque portée par le rythme chaloupé du piano, dont la tenue se relâche à souhait dans l’ébriété gouailleuse de la Chanson à boire, entre les dégringolades d’accords et le mordant des pincements de cordes au piano devenu guitare. Elle tranche avec la limpide pureté de la Chanson épique.

Victor Sicard est tout à fait à son aise également dans les miniatures que sont les Cinq chansons populaires, dont la plupart ont été composées en 1910. Leur charmante simplicité, la fraicheur du chant, la justesse des intonations sans exagération sont assurément ici l’aboutissement d’un travail stylistique tout en subtilité, travail essentiel pour des pièces d’une telle concision. Pour exemple cette Chanson italienne et son concentré de pathos, son emphase, à laquelle le chanteur prête un souffle plus intense, la chaleur d’un timbre plus dense et plus sombre. D’une grande finesse d’interprétation, la Chanson hébraïque est particulièrement émouvante par les réponses psalmodiées du fils, d’où émane le sentiment d’une sereine confiance. Deux autres mélodies hébraïques, composées un peu plus tard, en 1914, forment un diptyque résumant de façon assez caractéristique l’âme juive: Le Kaddish, fervente prière des morts chantée en araméen, oppose ses longues vocalises, son chant affligé, sa plainte exaltée, aux dissonances amères, aux airs cyniques de l’Énigme éternelle, chantée, ou plutôt murmurée, en yiddisch, la langue populaire. Le baryton sait modeler sa voix de l’une à l’autre, projetant la cantilène du Kaddish dans un souffle soutenu et infaillible. 

Composées sur des vers libres d’Évariste de Parny, les Chansons Madécasses doivent leur qualificatif à l’île de Madagascar, et c’est un pan d’histoire qu’elles évoquent, celle de la conquête coloniale. D’une écriture plus sophistiquée, elles sont pour « une sorte de quatuor où la voix joue le rôle d’instrument principal » suivant les termes de Ravel lui-même. (voix, piano, la flûte de Mathilde Carderini, et le violoncelle d’Aurélien Pascal). La diction de Victor Sicard se fait près du texte, parfois quasi parlando, prenant des inflexions expressionnistes, tant elle veut incarner. Il y a une forme de théâtralité dans Aoua notamment, la scène semblant se dérouler sous nos yeux, dans toute sa violence, sa tension. 

Les Cinq mélodies populaires grecques ici chantées dans leur traduction française, éditées en 1906, sont interprétées avec sobriété, une simplicité touchante qui souligne leur charme délicat. Les Histoires Naturelles, elles aussi de 1906, sont d’une autre étoffe, mais tout aussi réjouissantes. La poésie humoristique de Jules Renard, mise en musique par un Ravel pince-sans-rire, est ici particulièrement savoureuse: le chanteur rend vivante cette parodie subtile par une interprétation expressive et très intelligible du texte dont « la déclamation particulière (doit être) étroitement liée aux inflexions du langage français », ainsi que le prescrit le compositeur. Ainsi Le Paon parade crânement sur une pompeuse marche nuptiale, couvert de ridicule par un «Léon! Léon!» irrésistiblement drôle. Ainsi Le Grillon par sa musique minutieuse, d’une régularité horlogère, à l’image de l’activité industrieuse à raz de terre du minuscule insecte, a quelque chose d’attendrissant, jusqu’à la poésie du plan final où la voix qui se faisait gracile prend de la largeur, suggérant l’élargissement du champ, du trou de serrure souterrain à l’immensité de la campagne environnante ouverte sur le cosmos. Ainsi Le Cygne, impressionniste, où la voix rêveuse, soulignant les allitérations avec délicatesse, épouse les flottants arpèges du piano, où à la fin l’envolée poétique s’effondre abruptement, prenant un ton ironique devant la prosaïque et décevante réalité. À l’instant de grâce poétique du Martin-pêcheur, succède l’agressive et attachante Pintade: sur les stridences et discordances du piano, la voix se fait hargneuse, gouailleuse, peignant le turbulent volatile avec énergie et caractère. Quatre portraits brossés avec talent et humour. Le récital s’achève sur Ronsard à son âme, chanté telle une épigraphe antique, et sur le plaisant et déconcertant badinage de Sur l’herbe  (1907), unique poème de Verlaine que Ravel mit en musique. 

Ce disque tiendra sa place auprès des versions de Gérard Souzay, dont Victor Sicard se dit être un fervent admirateur, et de José van Dam, bien différente en bien des points et toujours aussi fascinante.

Jany Campello

 

 

À écouter:

Ravel Mélodies, Victor Sicard, baryton, et Anna Cardona, piano, 1 CD, label La Musica, 2020

crédit photo: Odile Motelet 

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